Les contes grisIl y avait la sœur, la mère, la grand-mère. Il y avait des femmes, des corsages, des perles et des soies sauvages.
Des contes tapissaient les chambres. Des fées sur les livres et des dragons d’étoiles aux plafonds. De la poudre enchantée, invisible, qui illuminaient les jouets et les femmes.
Et au milieu, il y avait le feu de l’absence paternelle. Une brûlure fantôme qui se promenait de pièce en pièce, de chuchotement en murmure. Le père rentrait toujours tard, la nuit, au moment où les chats bâtards se mettaient à courir sur les toits. Le père grognait pour parler, parfois, en bas du grand escalier de marbre abimé.
Quand le clocher lointain sonnait les douze coups de minuits, il y avait des cris dans le boudoir. Des voix aigues étouffées par les murs capitonnés de velours rouge. La porte du boudoir était peinte en blanc et elle tremblait lorsque derrière elle, les voix des femmes criaient.
Cendres regardait la porte du boudoir, de loin, de l’autre côté du couloir. Il passait un œil, à peine, par la porte entrouverte de sa chambre. Il attendait que sortent les femmes – sa mère, sa sœur – à moitié déshabillées, des bleus sur le corps et des larmes aux yeux. Il attendait que le grand château se taise et que le père redevienne le fantôme qui hantait silencieusement le boudoir.
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Il avait dix-sept ans, son bac en poche, son écœurement au bord des paupières. Il haïssait le boudoir, il vomissait les grandes grilles de fer et les toits d’ardoise du château familial qui tombait en ruine.
Il ne disait rien. Les de Belle Vallée n’ont des mots que leurs contours, furtivement prononcés, sur le bout des lèvres. Des dentelles de phrases difficilement achevées qui ne disent que la moitié des pensées.
Il est arrivé seul à Cahors, pour fuir les cris du boudoir et les crissements des grilles de fer. Il a trouvé des pierres citadines qui sentent l’urine des hommes et le dos des femmes qui se vendent la nuit. Il a failli faire comme elles. Une vieille dame lui a proposé de soigner son petit-fils.
Elle était ridée, petite, sèche. Elle sentait la javel, les pommes mûres et les croquettes pour chat malade. Elle était très folle et très gentille. Cendres aurait pu en tomber amoureux si elle n’avait été aussi âgée. A la place de l’aimer, il a aimé son petit-fils. Il était en fin de vie, le corps plus léger que les plumes qui se détachent des oiseaux mourrants. Cendres ne l’a pas soigné. Il n’avait rien d’un guérisseur. Mais il lui a tenu compagnie. Le petit-fils lui a parlé de ses amis qui vivaient à Paris. Et puis il est mort, un matin d’été froid.
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A Paris, tout était pire. La joie était tonitruante, la tristesse était massacrante. Le métro sentait mauvais. Les gens sentaient la hâte et la frustration. Cendres regardait les silhouettes, les pigeons, les grandes pierres, les taxis, la Seine, Notre Dame, les quartiers opulents, les quartiers mal famés. Il marchait sans savoir où il allait. Il avait des noms griffonnés sur un bout de papier et le cœur griffé par le deuil. Il s’est arrêté devant une jeune fille qui dessinait les gens. Elle ressemblait un peu à la vieille dame au petit fils mort. Il lui a souri, elle lui a souri, il l’a suivie et ils se sont aimés ensemble pendant trois mois.
Après trois mois, elle est partie. Aux USA, parait-il. Le grand lit d’amour est devenu une bulle froide et vide. Cendres a retrouvé les noms griffonnés sur un bout de papier. Il a cherchés les personnes qui portaient ces noms. Il les a trouvées. Des amis du petit-fils qui est mort. Cendres a expliqué. Beaucoup d’amis ont exprimé de la tristesse polie, d’autres étaient indifférents et honnêtes de montrer leur indifférence, quelques-uns ont vraiment pleuré. Ceux qui ont pleuré ont proposé d’aider Cendres. Cendres a accepté.
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Cinq ans d’ergologie. Cinq années exotiques. Cendres était perdu au milieu des femmes – les hommes n’aiment pas l’ergologie ? Des années très féminines le jour et très dures la nuit. Apprendre coûte cher, vivre est hors de prix. Cendres devait travailler. Livreur, serveur, barman… Il a porté des rôles comme les femmes portent des chaussures : par obligation et parfois par envie.
Entre deux fatigues et trois insomnies, il a eu son diplôme, il ne sait comment. Il parait qu’il était motivé. Un professeur l’a même dit doué pour les arts manuels. « Tu devrais étudier cette l’ergologie-là » lui a dit le professeur. Cendres ne voulait pas. Il voulait se reposer, ne pas chercher encore.
L’UCLA est arrivée avec ses gros sabots. Un matin de juillet, la veille de la remise des diplômes. Son délégué avait la voix pâle et blanche. Une voix étrange qui hypnotisait Cendres. Une voix pleine d’anglais aux pourtours moelleux et sucrés. Cendres a proposé de le suivre à l’UCLA. Le professeur qui aimait bien Cendres a vanté ses mérites.
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Depuis deux ans, Cendres aide le professeur à la voix étrange. Art-thérapie, qu’il appelle ça. Pourquoi pas… ?