Dans les pas de mon père

Le petit garçon assis sur le plan de travail regarde patiemment son père polir la bague d'une dame. Il trouve cela beau. Il aime voir l'éclat du bijou revenir. Un jour je serais bijoutier moi aussi ! Comme papa ! Se disait-il. Il aimait passer à la bijouterie pendant son temps libre, avant ou après l'école, pendant le week-end, les vacances. Les bijoux sont si importants pour les gens : qu'ils soient des bijoux de famille ou des cadeaux de mariage ou fiançailles, ils ont une valeur incommensurable. Un objet qui a du sens. Ce jour-là, le petit Sam était resté dans l'arrière boutique comme son père le lui avait demandé. Il avait vu des hommes rentrer. Ils portaient des costumes clinquants, qui sentaient le neuf de mauvaise qualité, des grosses chaînes en or, qui ne brillait pas comme de l'or. Telle une petite souris, Samuel regardait dans l’entrebâillement de la porte son papa parler avec les messieurs.
Ils étaient trois. L'un d'entre eux faisait mine de regarder les montres de luxe. L'autre les bras croisés, barrait la porte d'entrée du magasin de sa carrure imposante et le dernier faisait face au père de Sam.

__ Monsieur Lewis, c'est une très jolie boutique que vous avez là.
__ Merci monsieur.

Le père reste en retrait. Il ne semble pas très rassuré. Il doit avoir compris quelque chose.

__ Cela serait tellement regrettable si quelqu'un venait la saccager comme ça. Et vous voler.
__ Cela n'arrivera pas. Vous savez, ce quartier est très calme.

L'homme s'approche du papa Lewis. Il parle plus bas.

__ Je crois que vous n'avez pas très bien compris, Monsieur Lewis. Si ce quartier est calme, c'est que moi et mes hommes, nous veillons sur ce quartier. Vous comprenez? Si vous ne nous donnez pas... Je dirais... Un petite contribution... Qui sait ce qui pourrait arriver à votre boutique... Je suis sûr que c'est très important pour vous, cette boutique n'est-ce pas?
__ Écoutez monsieur, je vous remercie pour votre proposition mais je vais être dans l'obligation de la décliner.
__ Cela tombe bien, je ne crois pas vous avoir dit que vous ailliez le choix.
__ Je vais vous demander de partir. Monsieur.

L'homme sort un rire gras, qui finit en orchestre avec celui de ses deux comparses.

__ Très bien monsieur Lewis. J'espère qu'il n'arrivera rien à votre chère boutique. Ni à vous.

Ils s'éclipsent tous, l'air menaçant et le petit Samuel se rassied vite sur la table, il n'aime pas désobéir mais il est trop curieux. Son père fait son retour dans l'arrière boutique.

__ Erf. Cette ville commence à être de moins en moins sûre...
__ C'était qui ces gens papa?
__ Personne d'intéressant mon chéri. Allez viens, c'est l'heure de rentrer à la maison de toute façon.



Dans le verre et l'effroi

__ Quelles enflures !
__ Mais qu'est-ce qu'il s'est passé? Papa?
__ Ils ont tout pris... Tout.

Le père et son fiston se tiennent devant la devanture de la bijouterie Lewis. Les vitrines ont été fracassées. Il n'en reste que des gros morceaux de verre au sol. Toute la boutique a été retournée. Les petits présentoirs renversés. Les vitres qui protégeaient les bijoux réduites en miettes. Tout avait été volé, tout avait disparu.

__ Attention Samuel tu vas te blesser avec le verre.
__ Mais papa, qu'est-ce qu'on va faire?
__ ... je crois qu'on ne va rien faire du tout. De toute façon la police ne retrouvera jamais les coupables. Je vais aller chercher un balai pour nettoyer tout ce foutoir...

Le petit Sam reste là, seul. Il regarde avec désolation le travail ruiné par ces méchants hommes du haut de ses neuf ans. Le petit garçon ne comprend pas pourquoi ils ont fait ça. Pourquoi ils ont fait le mal.

__ Ton père est là, gamin?

L'enfant reconnaît le monsieur qui était venu l'autre fois à la boutique. Cette fois, il est seul.

__ Mon papa il a dit que je ne devais pas parler aux inconnus.
__ Je ne suis pas un inconnu voyons, je suis un ami de ton père.
__ Vous n'êtes pas son ami, vous êtes un méchant.
__  Samuel, à qui tu parles? Son père revient sur les lieux, un balai à la main. __ Monsieur Lewis, quel plaisir j'ai à vous revoir. C'est drôle on dirait que le quartier n'est plus si calme que ça.
__  Tirez vous d'ici.
__ Vous feriez mieux de reconsidérer notre proposition non, monsieur Lewis. Pensez à votre petite famille.

Il pose sa grosse main sur la tête de Samuel qui le regarde de travers et se décale.

__  Vous feriez mieux de partir, avant que je ne me mettre en colère. Touchez à un cheveu de mon fils et je jure que je vous ferai personnellement la peau. Maintenant foutez-moi le camp.
__ Nous nous reverrons monsieur Lewis. Nous nous reverrons...



Dans le sang, dans la haine.

__ Papa?

Le gamin rentre de l'école, il pose son sac à dos sur le sol de l'entrée à côté des chaussures de son père.

__ Papa! J'ai fini les cours, je vais faire mes devoirs!

Il crie à la volée et grimpe les escaliers qui le séparent de l'étage quatre à quatre. L'enfant s'installe dans sa chambre à son bureau et commence ses devoirs. Cela ira vite. Il est assez scolaire. Alors qu'il a fini, il essaie de mettre la main sur son père.

__ Papa! T'es où ? Je vais aller faire du vélo avec Max dehors. Papa? Il se balade dans la maison. Il appelle mais personne ne répond. __ Papa?

Un homme est assis dans le fauteuil dans le salon. Dos à lui. __ Papa! T'as entendu?
Aucune réaction. L'homme ne bouge pas. L'enfant remarque une odeur bizarre dans l'air. Une odeur de fer, de feu.
Il s'approche doucement. Il n'a pas remarqué les projections de sang sur le mur. Il n'a pas remarqué le pistolet dans la main de son père, au bout de son bras - pendant - non il n'a rien vu.

__ Papa...non...




Dans les larmes et l'incompréhension

__ Il était allongé dans le sang quand on l'a trouvé...
__ Mon pauvre bébé... Mon pauvre mari...
__ Quelque chose pourrait vous laisser penser que votre mari voulait se suicider? Y'avait-il des signes ?
__ Non.. Pas à ma connaissance, lieutenant, je suis désolée, je ne sais rien..
__ Est-ce qu'il aurait pu avoir des ennuis ? On n'a pas retrouvé de traces de ... poudre.. sur sa main.. Cela pourrait indiquer qu'il aurait été abattu et qu'on aurait maquillé le crime en suicide...
__ Je... je ne sais pas... Il m'a dit qu'il avait eu des problèmes avec des gens de la mafia... La boutique avait été saccagée il y a quelques temps.
__ La mafia...Est-ce que vous reconnaissez son écriture sur la lettre qu'il a laissé?
__ Oui..
__ Il aurait pu l'écrire sous la contrainte d'une arme.. Ehm... Cela ne va pas être une enquête facile madame. On ne va pas pouvoir faire grand chose...
__ Comment?? Vous ne pouvez rien faire ? Mon pauvre mari... C'est vraiment un choc...
__ Ha vous savez on ne sait jamais tout sur les gens... Peut-être qu'il s'est suicidé en fin de compte. Il a surement eu peur de la mafia. En tout cas j'espère que votre fils va se remettre du choc. Prenez soin de lui et prenez soin de vous Madame.

Il lui offre un sourire compatissant. Il ne cherchera pas les coupables et il classera l'enquête. Il sait bien que contre la mafia, ce n'est pas possible de gagner.
L'enfant, le visage et les vêtements tachés de sang est enroulé dans une couverture, assis dans la cuisine. Le regard dans le vide. L'air absent. Il entend cette conversation mais il ne l'écoute pas. Il ne peut pas.
Aujourd'hui son père, son modèle, son pilier est mort.
Peu importe s'il s'est suicidé ou s'il s'est fait tuer finalement, le fait est le même. Son modèle s'est envolé. Il a disparu de manière définitive. Il retient ses pleurs, il essaie d'avoir l'air fort. Mais au fond de lui, il n'y a plus que des larmes.




Dans les journaux, dans les tribunaux

Une autre journée à effectuer des basses besognes pour la mafia. Le jeune adulte en a pris l'habitude. Garder l'entrepôt, réparer les voitures des patrons, passer l'aspirateur. Il ne fait ça que dans un but ultime. La vengeance.
Son patron? Samuel le connaît bien.
En revanche, lui ne se rappelle guère du petit garçon dont il avait détruit la vie quelques années en arrières.

__ Tomaso, vieni qui.

Il se faisait appeler Thomas, son deuxième prénom. Il s'était inventé des origines italiennes et avait appris l'italien sur le terrain. Comme lui demandait son patron, il vint.

__ J'aurais besoin que tu ailles chercher mon costume à la blanchisserie avant ce soir.
__ Bien sûr, patron.

Mais ce soir. Le jeune a d'autres plans. Ce soir Samuel a prévu de mettre à exécution le plan pour lequel il travaille comme petites mains de la mafia depuis 10 ans. Depuis ses 15 ans, il attend le moment où leurs têtes tomberont. L'homme lui tendit un billet qu'il fourra dans sa poche.

__ T'es un bon p'tit gars.
__ Grazie, signore.

Le jeune adulte s'éclipse. Il part tranquillement hors de l'entrepôt. Mains dans les poches. Quand il repasse dans l'appartement qu'il s'est pris, grâce à l'héritage, il s'installe devant son ordinateur. Il pose un point final à son article.
Cet article, c'est son arme. Il raconte son histoire. Comment son père a été assassiné quand il avait 8 ans, comment la mafia a fait passer ce crime pour un suicide, comment la police n'a même pas essayé de mener l'enquête, comment la mafia fonctionne, qui en sont les têtes pensantes. Il sait qu'il risque d'avoir des ennuis mais à vrai dire, il s'en moque. Il veut la justice.

Il passe à la blanchisserie, pour ne pas éveiller de soupçons chez ses congénères. Puis c'est vers les locaux du L.A Times qu'il se dirige. Il entre et fait face à une dame, qui l'accueille.

__ Qu'est-ce que je peux faire pour vous?
__ Je voudrais rencontrer votre rédacteur en chef.
__ Vous avez rendez-vous?
__ Non mais...
__ Notre rédacteur en chef est très occupé malheureusement, je peux vous prendre un rendez-vous pour le 23.
__ Juin?...
__ Décembre.

Le jeune homme tape son front avec sa main. Il va devoir ruser.
Il se rappelle qu'il a un costume tout droit sorti de la blanchisserie dans les mains.

__ Il va me tuer...
__ Qui ça?
__ Mon patron.. Le rédacteur en chef. Je devais lui amener son costume avant 17h.
__ Ah mais vous êtes son assistant... Il fallait le dire plus tôt. Il est en réunion là mais attendez dans le petit salon juste à côté, je le préviens que vous le cherchez quand il aura fini.

Sam réprime un frisson. Il est à la fois excité et terrifié. Quelques couples de minutes plus tard, un homme arrive.

__ Alors vous vous avez un sacré culot.

Samuel se lève pour lui serrer la main.

__ Monsieur le rédacteur en chef, Samuel Lewis, enchanté.
__ Monsieur Lewis, je ne vous connais pas et je n'ai pas de temps à perdre.
__ Ecoutez... Je sais que vous recevez des milliers de candidatures pour devenir rédacteur ici. Mais je crois vraiment que vous devriez jeter un coup d'oeil à ça.
__ Qu'est-ce?
__ Mon article.

Il attrape les papiers des mains du jeune homme.

__ C'est vous qui avez écrit ça?
__ C'est moi.

Ses yeux parcourent les lignes que j'ai écrit. J'ai une pensée pour ma mère, qui a du quitter son travail d'infirmière pour reprendre le flambeau des bijouteries Lewis. J'aimerais tant qu'elle soit fière de moi...

__ Vous vous rendez compte que si ce que vous dites est vrai, cela peut vous mettre sérieusement en danger?
__ C'est vrai. Mais je préfère vivre en danger dans la justice que confortablement dans l'injustice.

Son regard se fait grave.

__ Vous voulez que je vous publie c'est ça?
__ Je veux la une.

Il éclate de rire.

__ On peut savoir pour qui vous vous prenez monsieur Lewis?
__ Je me prends pour un homme dont le père a été assassiné par la mafia et dont les crimes ont été couverts par le gouvernement et plus particulièrement par la police. Je me prends pour un homme qui a infiltré ce réseau il y a dix ans et qui veut faire tomber chaque pion qui se trouve sur cet échiquier. Je me prends pour un homme qui veut la une du L.A Times parce que ce soir, je me prendrais pour un homme qui ira voir le procureur et qui donnera lieu au plus grand coup de filet de l'histoire de la mafia demain matin. Et si vous voulez l'exclusivité de l'homme qui a fait tomber une des familles les plus influentes de Los Angeles. Alors mettez-moi à la une.
__ Alors vous, on ne peut rien vous refuser pas vrai? Si on dépasse nos ventes de 50% par rapport à d'habitude, demain, vous travaillez au L.A Times. Si vous m'avez fait perdre mon temps, que je fais l'erreur de vous croire et que votre coup de filet tourne au fiasco, je ferais de votre vie... un enfer.




Dans les unes, dans les couloirs

__ Et voici Samuel Thomas Lewis. Le nouveau rédacteur du L.A Times.

Un parmi tant d'autres mais pas tout à fait.
Il a fait des plateaux de télé, des émissions de radios, il est quasiment devenu une célébrité locale. C'est bien la première fois qu'une telle opération a lieu. Plus de 150 personnes ont été arrêtées la nuit dernière. Les enregistrements vidéos, les photos, les enregistrements audios, les preuves amassées en 10 ans par Samuel avaient porté leurs fruits.

En 2 heures, il allait passer de l'homme que personne ne connaissait à celui dont tout le monde parle. Justice était faite. Sauf pour son père. Mais au moins celui qui avait commandité son probable assassinat serait derrière les barreaux très bientôt.
Cet homme tranquille, ce petit journaliste, allait devenir l'homme dont on met la tête à prix dans sûrement bien des familles.

Mais peu importe.
Justice fut rendue.

Cela fait 4 ans, et pourtant il s'en rappelle comme si c'était hier.
Aujourd'hui il est redevenu un peu plus anonyme. Il reçoit toujours régulièrement des menaces, au boulot comme chez lui. Mais il n'en tient pas vraiment compte.