Tu vois. Il y a des moments comme ça où j’aurai préféré rester au lit. Bien au chaud sous la couette. Qu’il suffise de sécher quelques cours simplement pour éviter d’avoir à continuer ce manège. A l’éviter dans tous les couloirs, à analyser son emploi du temps pour qu’il ne s’entre croise pas au mien. Il y a des jours où la possibilité de n’avoir rien à faire parait bien plus intéressante que celle de se battre encore. Car au bout d’un moment, l’envie n’y ai plus, l’envie de se reposer devient forte et je baisse la garde. Grosse erreur. Et la vie vient me rappeler une fois de plus qu’elle aime jouer, qu’elle aime s’amuser avec moi et mes envies. Me rappelant aussi par la même occasion que ce n’est pas moi qui choisit ici, que c’est elle qui fait ce qu’elle veut, quand elle veut et avec qui elle veut. Un peu comme l’ouragan qui débarque. Pile en face de moi. « Alice » Son prénom s’échappe de mes lèvres sans réelle intention de ma part et je m’en veux déjà. Elle m’a eue. Elle m’a trouvée. Moi qui cherche tant à l’éviter depuis quelque temps. Depuis la soirée. Je me méfie d’elle. Je sens ce mélange en moi. Ce mélange entre ne pas vouloir me frotter à elle et au contraire en apprendre plus, laisser parler mon attirance. Je soupire. Tente d’affronter mon regard pendant que les Gammas s’en vont. Arrêtées en plein élan pour venir me sauver. Génial. Me voilà complètement seule face à elle. J’hésite un moment. Prendre mon plateau et me rendre à une autre table pour ne pas avoir à manger sous son regard, ses mots qui pourraient m’atteindre. Cette possibilité me plait. Mais je n’ose, car je suis parfaitement consciente qu’elle va me suivre. Que maintenant, il ne m’est plus possible de fuir. Alors autant l’affronter. Ou du moins, essayer.

Je déglutis et pose ma fourchette à côté de mon assiette. Baissant mon regard par la même occasion. « Démasquée. » Soufflais-je doucement en relevant la tête. Nier n’est plus la solution. M’enfuir non plus. Je n’ai plus qu’une solution, l’affronter. Alors je tente le tout pour le tout. Ne sois pas une simple Gamma Eden, portes ton courage à deux mains bon sang ! Ce n’est pas une simple Alpha qui va t’impressionner, enfin simple, une simple chef d’une confrérie devrait nous dire. « De quelles affaires devons-nous parler ? » Le tout pour le tout. Les dés sont jetés. Je joins les mains au-dessus de la table en posant les coudes sur la surface lisse. « Je suis curieuse, éclaires moi, j’ai dû oublier un détail. » Je me pince les lèvres, pas sûre de moi.

Je ne vois aucun échec dans ses soupirs. Au contraire, ils sont de délicieux rappels de sa personnalité pas si passive que l’on pourrait le croire, en fin de compte. Et j’ai beau aimer avoir les commandes, cela ne m’empêche pas d’apprécier le répondant des autres, quel qu’il soit. Cela dit, par chance dans ce cas-là, Eden risque difficilement de me mettre hors de mes gonds. Bon ce n’est pas comme si j’avais envie de lui faire subir cette Alice-là, remarquez. Elle semble être déjà bien assez intimidée par mon état normal pour que j’en rajoute une couche… Quoique. “Démasquée, oui. Il faut dire que les filles les plus discrètes ne sont pas forcément les plus difficiles à cerner.” Ou peut-être ai-je été trop attentive à son cas, ces derniers temps. Mais ça, je me garderai bien de le lui dire. Ce qu’elle comprendra par mes mots et mes attentions sera amplement suffisant.

Craquant un sourire en coin quand elle repose ses prunelles dans les miennes, et non sans s’armer d’une question cohérente, je m’avance moi aussi légèrement en croisant mes avant-bras face à moi. Position un tantinet sérieuse pour répondre à une fille elle aussi (trop) sérieuse, je maîtrise pour l’instant la situation à la perfection. Si bien d’ailleurs, que cela pourrait lui porter préjudice. “J’aimerais te dire qu’il s’agit de nos affaires, mais loin de moi l’envie de te mettre mal à l’aise...” Faux. Il m’arrive de mentir. Souvent. “Tu es partie précipitamment, ce fameux soir-là. Je n’ai pas l’habitude qu’on me fasse ça et en plus, tu avais l’air de profiter autant que moi...” Vois-tu dans mes yeux de quoi je veux parler, Eden Snow ? A moins qu’elle soit aveugle, je suppose que mon regard insistant devrait l’aider. Le plus drôle serait qu’elle nie, évidemment.

J’abaisse mon regard vers mon plateau, attrape ma fourchette pour la planter dans cette petite salade qui m’a  fait du charme, deux minutes plus tôt. Et c’est en dévorant mon entrée avec un appétit que je ne cherche pas à dissimuler que je reprends mon argumentaire. “Je me souviens de comment tu dansais sur la musique… Qui voudrait mettre fin à un moment pareil, et pourquoi ?” Sur ces derniers mots, oui, je souris. Consciemment, volontairement. Qu’elle sache que je la soupçonne d’avoir utilisé une excuse un peu bidon, finalement…

Je me sens bloquée. Comme si Alice venait de poser des murs autour de moi en venant s’asseoir ici. Elle sait y faire. Cela se voit. Elle maîtrise. Et moi je subis. Complètement. Elle m’a sous son emprise et je ne possède aucune issue de secours pour m’enfuir. Je n’ai aucun marteau assez fort qui pourrait détruire ce mur qu’elle a placé. Elle m’a prise au piège. Je me fais avoir, complètement. Entrant presque dans son jeu. Je le sais. Je le vois. Et pourtant, je continue à courir dans le trou béant qu’elle creuse devant moi. Comme si la seule échappatoire est de continuer dans la même voie, les filets de l’Alpha. Je l’écoute attentivement. Presque trop. J’analyse ses mots, ses paroles. Comme pour trouver une syllabe sur laquelle rebondir, lui donner tort et pouvoir m’échapper. Mais je ne trouve rien. Je ne fais que l’écouter. Pour mieux me remémorer cette soirée. Je prends une inspiration. Sentant ma cage thoracique qui se gonfle d’air pour ensuite se vider dans la seconde qui suit, lentement. Cette soirée … Je m’étais enfuie. J’avais réussi. J’ai eu peur, je crois. J’ai employé la pire excuse du monde, la première qui m’était venue à l’esprit pour lui échapper. Pourquoi j’avais faits cela ? J’avais trop de doutes. Sur ses intentions. Sur cette soudaine préoccupation pour moi. Sur la relation qu’elle a eue avec mon frère. Pour tout ça. J’ai fui. Comme une brebis apeurée qui vient de perdre son troupeau. Et j’aurai aimé pouvoir faire pareil maintenant. Mais cela est impossible.

J’ai l’impression de passer au tribunal. De devoir me justifier de mon comportement. C’est le cas. Je lui dois des explications, c’est vrai, mais je n’ai pas le courage. Je préfère encore me défiler. Utiliser une autre excuse. Je pourrais changer de sujet, parler de son plat, de l’ambiance dans le self ou même du beau temps qu’il fait en ce moment. Mais je n’y arrive pas. Je ne peux pas. Et je n’ai pas le droit. « Je ne sais pas. » J’arrive à lâcher ces quelques mots. Qui me paraissent évidents. Comme une délivrance. Je prends mon verre d’eau et le porte à mes lèvres. Goutant d’abord d’une petite gorgée pour ensuite le vider en une seule fois. J’aurai préféré une vodka, histoire de gagner quelques forces pour ce qui m’attend. « Alice, je … » Je ne sais pas si je vais y arriver. Si je sais être franche. Ou du moins assez pour que la curiosité de l’Alpha soit satisfaite et qu’elle me laisse tranquille. Alors je change de tactique. Et préfère être de son côté, cela serait peut-être moins dangereux. « Je suis désolée, j’ai eu quelque chose d’urgent au même moment. » Mensonge. Pur mensonge. Je devais m’éloigner d’elle. Je devais être le marin qui fuit la sirène pour ne pas me noyer. Je devais être le héros qui fuit la lumière pour ne pas succomber à l’obscurité. « J’aurai voulu rester avec toi. » Vérité. Mais mes ailes auraient brûlées en étant si proches de son feu ardent. Je ne peux pas m’y risquer. Cela est trop dangereux. Je baisse mon regard, prend ma fourchette entre mes doigts et la pose dans mon assiette. Sans conviction. Sans aucune envie de manger. L’estomac noué. Je garde mon regard posé sur mon plateau. « Tu m’en veux ? » D’être partie ? D’avoir pris la fuite ? D’avoir menti ? De t’éviter depuis ? M’en veux-tu d’être attirée par toi, mais d’avoir peur de succomber ? Je ne cite pas la raison de ma question et je relève la tête. Doucement. Comme pour tenter de discerner une once d’un sentiment. J’ai l’impression que jamais je n’arriverai à déchiffrer son visage. Elle ne sait que trop bien me manipuler.

Elle ne sait pas. Elle perd les mots. Elle pourrait m’envoyer bouler. D’autres l’auraient fait, mais pas elle. Qu’elle soit une gentille et douce petite Gamma ne fait pas tout, n’est-ce pas ? Elle pourrait montrer que ma présence la dérange vraiment, mais ce n’est pas ça. C’est autre chose, une chose dans laquelle j’aimerais gratter, parce que c’est plus fort que moi, et parce que c’est décidément intrigant… Mais les mots finissent par tomber. Soit disant, Eden avait plus urgent. OK. C’est ce que tu dis, ça. Ce qui te sauve. Mais pour ta conscience, je vais compter. Une seconde… Deux secondes… Trois secondes… Qu… Ah, elle aurait voulu rester, tout compte fait. Comme quoi, tout n’est pas blanc ou noir, n’est-ce pas ?

Peut-être qu’elle avait quelque chose de plus urgent que moi, mais je ne retiens que ce que je veux, c’est bien connu, et ça n’est définitivement pas ça que je veux retenir. Outre mes souvenirs de cette soirée, quand elle s’est abandonnée à la musique de façon si inattendue, quand elle m’a adressé ces regards pas si neutres que cela, je veux retenir aujourd’hui qu’elle aussi, aurait voulu rester avec moi. Je ne sais pas où cela nous aurait menées, si j’aurais réussi à gagner mon défi... Tiens d’ailleurs j’ai tendance à l’oublier de plus en plus, lui. “Oui, évidemment que je t’en veux.” J'esquisse un sourire, vaguement, mais le sérieux reprend vite le dessus. “Ma soirée aurait pu être géniale.” Tranché-je, le plus honnêtement possible. Elle a relevé ses prunelles sur moi et je soutiens ce regard un instant, sans la moindre facétie. J’aimerais savoir à quoi elle pense. On pourrait croire que c’est un exercice simple, avec une fille relativement simple comme elle. Mais ce n’est qu’un a priori de plus, n’est-ce pas ? Je fais peut-être complètement fausse route. Peut-être qu’Eden est juste trop gentille, au point de vouloir me conforter pour que je disparaisse plus vite après avoir eu ce que je désirais avoir… Qui sait ? Sur ce coup, j’aimerais être plus conne et moins réfléchir. Ça ne me ressemble pas, de perdre autant de temps à me demander ce qu'autrui peut bien penser de moi. Seulement, je la suspecte de beaucoup de choses, beaucoup trop de choses. Et à première vue, de ressentir quelque chose. D’avoir envie de fuir. Et que tout soit mystérieusement lié.

C’est moi qui finis par briser le contact visuel. Mon assiette, j’en étais où… Ah oui, aux tomates. Aussi rouges que le feu de circulation se trouvant face à moi. Consternée, je reprends le contrôle de ma fourchette et me décide à vider le bol de ma salade pour attaquer le plat principal. Riz dinde, tellement original, tellement goûteux, et si peu de sarcasme. “Si tu veux une traduction, j’aurais aussi apprécié que tu restes.” Apprécier… Si peu représentatif. “La prochaine soirée, peut-être ?” Ne jamais perdre le nord. Retrouvant son regard en vidant mon verre d’eau, j’ajoute ensuite : “Ça dérangerait quelqu’un ?” Que je tourne encore un peu plus autour de toi ?

Elle m'en veut. Je reste bloquée. Respire une nouvelle fois. Pas de façon automatique. En jouant avec ma fourchette dans l'assiette. Comme pour donner l'impression que cela ne me touche pas, alors que ses paroles ne font que résonner dans mes pensées, dans mon corps. Pourquoi suis-je aussi touchée par ce qu'elle me dit ? Ce n'est qu'une Alpha qui veut de l'attention. Qu'une Alpha qui a posé son harpon sur mon frère. Et qui ne souhaite probablement qu'une chose, le récupérer. Rien d'autre. Je ne dois pas être intéressante à ses yeux. Je ne suis que ce moyen de se rapprocher de ce mec qui ne veut plus d'elle. Et pourtant. Pourtant. J'ai cette attirance incompréhensible. Je n'arrive pas à l'oublier. Je n'arrive pas à en faire abstraction. Cela en deviendrait presque obsessionnel. Mes yeux sont relevés. Faisant face à ceux de la brune. Ma main toujours en possession de ma fourchette, je joue avec, sans la regarder, simplement pour donner l'impression que je suis occupée. Faux. Totalement faux. Je suis préoccupée. Par elle. Par nous. Par ses paroles. Par cette soirée où nos chemins se sont croisés. Que foutais-je là-bas ? Pourquoi a-t-il fallu que je me fasse avoir aussi facilement ? Suis-je dupe à ce point ? Il semblerait. Je me baigne dans le regard si clair de la brune. Je me baigne d'interrogations. De questions qui n'ont aucune réponse. Et dont je ne suis pas certaine vouloir y répondre. Le contact visuel est rompu. Me réveillant de cette contemplation et interrompant cet ensemble qui me hante. Comme si on m'offrait une pause dans ma recherche de fuite.

Je sais qu'elle ne va pas partir. Je sais qu'elle n'abandonnera pas. Mais j'ai ce truc en moi qui m'oblige à rester ici. Face à elle. Qui me glisse tout bas que je ne peux pas partir. Que je n'ai pas le droit. Que si je souhaite la paix, je dois pouvoir gagner la guerre et affronter l'ennemi. L'ennemi. Comme si Alice représentait le mal. Elle n'est que ce corps qui m'attire. Qui me ferait perdre la tête. Comme elle l'a fait, la dernière fois, par la vodka, par la musique, sur cette piste de danse qui m'a fait perdre le contrôle. Je hais ce moment où je décide de lâcher prise. J'en suis réduit à jouer à l'esquive dans les couloirs de l'université. Finalement. J'entends ses mots. Je ne suis pas certaine qu'ils soient réels. Qu'ils soient francs. Qu'ils traduisent réellement ses intentions. Pourquoi suis-je si méfiante ? Par le point commun qui nous rapproche, Adriel. Par sa réputation de chef Alpha. Par son caractère de joueuse. Par tellement des détails que je n'ose même plus y penser. Elle aurait voulu que je reste. Dit-elle la vérité ? Dois-je la croire ? Je n'ai pas le temps de m'en assurer que ses paroles reprennent. Ses questions m'atteignent. Mon visage est tourné vers le sien. Toujours face à face. Je mets une seconde pour subir l'impact de son interrogation. Baissant les yeux. Avalant une bouchée de mon plat qui ne diminue pas depuis le début du repas. Elle m'empêche de me nourrir. Sans le vouloir. " Oui. " Commençais-je doucement. Mensonge ? Je décide de m'expliquer. De rappeler le pourquoi du comment. " Mon frère. " Je sais que je n'ai pas besoin d'ajouter une autre parole. Elle va comprendre. Il n'y a que cette personne qui serait dérangée ... S'il le savait.

Eden, tu dois lui montrer. Voici ma pensée. Quand je plisse les yeux pour observer son regard. Les rumeurs affirment qu'il est impossible pour une Gamma de faire vaciller une Alpha. Je demande à relever le défi. Je demande à ne plus avoir à fuir. A ne plus l'éviter. Je demande à pouvoir redevenir cette femme invisible qui peut profiter de la vue sans avoir de scrupule. Je prends mon courage à demain. " Alice ... " Commençais-je. M'arrêtant bien vite. Finalement, c'est bien plus dur que ce que l'on peut penser de jouer les dures. " On ne devrait pas. " Je continue doucement. Mon regard toujours dans le sien. Je joue avec une ma mèche de cheveux avant de me frotter les yeux et de poser mes mains sur la table. Comme si ces gestes me donnaient du courage. Je me jette enfin. " Qu'est ce que ça signifierait de se revoir ? " Je le sais très bien. Je me doute. Ce serait bien trop dangereux et je ne suis pas prête à prendre le risque. Jamais je ne ferai quoi que ce soit qui pourrait nuire à mon frère. Mais je suis curieuse. Ai-je raison ? Mes craintes sont-elles justifiées ? " Que cherches-tu ? " Je connais mes volontés. Je connais la signification de mon regard sur toi. Mais toi, la belle Alpha que tu es, quel est ton but ? Que me veux-tu ?

Les étoiles s’en rappellent sans doute, puisqu’elles n’oublient rien. Rien ne leur échappe, et rien ne leur avait échappé, à cette époque. De New York à Sydney, en passant par Paris  et Rome. De notre passion ardente à nos murmures étouffés sous le duvet… Nous n’avions pourtant rien à cacher, rien à taire. Mais personne ne rodait aux alentours, à des kilomètres à la ronde. C’était le grande silence, ou presque… J’épousais chacune de ses courbes viriles, chacun de ses regards gourmands. J’en faisais des souvenirs indestructibles, que rien ni personne ne pourrait effacer. Jamais. Candidement, je devais croire que rien ne serait plus fort, puisque le présent détient ce pouvoir de l’intensité.

Et puis, je l’ai rencontrée, elle. Une version plus douce de lui. Plus complexe, plus mystérieuse, plus intrigante. Plus prometteuse. Il a suffi d’un regard posé sur elle, d’une danse partagée à deux, et j’ai oublié quel était son nom. Je le jure, j’ai littéralement oublié.

Oui, c’est une Snow. Oui, elle est la petite soeur d’Adriel. J’aimerais dire “et alors ?”, ça serait bien mon genre, mais il y a sur son visage une expression qui m’en empêche. Une expression à la fois gênante et précieuse. En quoi cela dérangerait son frère, que je la fréquente ? En rien, s’il ne s’agissait pas d’une fréquentation particulière. Eden a bien cerné la nature spéciale de ce que je lui suggère, c’est au moins une petite victoire. J’aimerais mettre à l’écart tout le reste, mais évidemment, il faut qu’elle se focalise sur le qu’en dira-t-on…

J’inspire, j’expire. Lourdement. Je l’observe culpabiliser, se ronger de l’intérieur, pour tout ce dans quoi je suis en train de l’entraîner. Ce n’est pas qu’elle refuse, c’est qu’elle a peur. J’aimerais tant qu’elle me le confirme, qu’elle me confie être effrayée et alors je lui prendrais la main pour l’entraîner avec moi. Ce serait simple, il n’y aurait plus à réfléchir, seulement à suivre le cours de nos envies. Ce que je cherche ? J’aimerais, je voudrais…  “Tu te poses beaucoup de questions.” Je déclare, orientant la lumière sur une vérité pénible. “Je suis prête à parier que tu connais la réponse à chaque fois.” Que j’ajoute en riant vaguement, non sans avoir croisé son regard une brève seconde. Je continue de manger en même temps, bien que mes papilles ne soient pas particulièrement en plein régal. Si je lui dis qu’elle réfléchit trop, je suis aussi pas mal dans mon genre. Mais comment ne pas réfléchir quand on a une fille comme elle en face ? A craindre le moindre faux pas, le moindre mot de travers… “Tu dis qu’on ne devrait pas… Moi je te réponds, pourquoi pas ?” Ca peut sembler simple. Je la regarde à nouveau ; évidemment, je suis bien plus décontractée qu’elle. “Et Adriel n’est pas obligé de savoir ce qu’on fait quand on est ensemble. Partant de ça… Je ne vois pas de quoi tu as peur, Eden.” C’est un petit mensonge, mais j’ai l’espoir qu’il nous soit bénéfique.

De quoi ai-je peur ? Est-ce dont cela ? Ai-je peur ? Oui. Peut-être. De qui ? De quoi ? D'elle ? De moi ? De nous ? Des autres ? Je ne sais pas. Je ne pourrais même pas décrire quel est le sentiment qui m'a noué l'estomac. Je tente de confirmer que les rumeurs sont fondées. Les Alphas sont impressionnantes. Elles ont confiance en elle. Et savent ce qu'elles veulent. Je suis loin, très loin de pouvoir atteindre ce niveau. J'ai envie de me terrer dans un trou et de disparaître. Mais je ne peux pas. " Je n'ai pas peur " Ces mots sont sortis sans que je le veuille réellement. Voulant lui montrer que je ne me défilerai pas. Que non, la femme qui joue à l'esquive depuis quelque temps, ne sait pas faire que ça dans sa vie. Je suis prête à assumer. Tout. " Ce n'est pas de la peur, mais du respect pour mon frère. " Changeons de tactique. Baissons le bouclier et sortons l'épée. " N'a tu aucun respect pour l'homme avec qui tu as partagé plusieurs mois d'amour ? " Je tente de dévier la discussion. De prendre la main. La confiance en moi est un autre sujet. Mais si la faiblesse pouvait changer de côté, cela serait déjà un bon point pour moi. Je plante ma fourchette dans un nouvel aliment que je porte immédiatement à mes lèvres. Comme si l'adrénaline de lui tenir tête faisait effet et que mon corps a besoin de se nourrir pour tenir le duel.

Je bois une gorgée de mon verre d'eau et me penche en avant en le reposant sur la table, pour parler plus bas. " Tu n'as pas répondu à mes questions. " Je me redresse, la regarde droit dans les yeux. " Que veux-tu ? " Simplement. Efficacement. J'ai envie de l'entendre dire. De m'assurer que mes doutes soient véridiques. Ou qu'au contraire. Elle les détruisent. J'ai besoin d'une réponse. Qu'elle qu'elle soit. J'ai l'impression d'avoir repris le dessus. Mais au fond de moi, je sais que les Alphas ont cette capacité de manipuler n'importe qui et je tente de ne pas paraître en confiance. C'est peut-être ce qu'elle attend. Finalement. Comme si mon cerveau venait d'avoir ce déclic. Comme si le surplus de questions venait de griller quelques neurones, je lâche quelques mots, spontanément. " Très bien, pourquoi pas. " Car elle ne va pas partir si je ne lui donne rien. Car elle veut quelque chose et je n'ai qu'à lui donner pour être libérée. Je viens de baisser l'épée et le bouclier. Massivement. Dans un ensemble de capitulation. " Je te dois une soirée ... " Je pose ma fourchette. " Et tu l'auras. " Mais c'est tout. J'ai besoin de lutter. J'ai besoin de ne pas toucher à ce qui a déjà appartenu à un Snow.

Adriel revient sur le tapis, trop vite. J’ai à peine réussi à l’écarter de nous qu’il revient déjà, à la charge. Eden ne semble pas vouloir le laisser de côté, s’en servant même en guise de principal argument contre elle et moi. Mais pourquoi autant d’acharnement ? Pourquoi ne pas juste se laisser porter par ses envies ? C’est comme nier l’évidence… Car elle prétend ne pas avoir peur, mais je me refuse d’y croire. Il ne peut pas y avoir que du respect envers son frère là-dedans. D’ailleurs, ça me fait sourire, ça. D’autant plus quand elle en rajoute une couche, décorant Adriel d’un long qualificatif houleux. Bon sang, c’est trop facile ça. Digne d’une Gamma. Ne veut-elle pas oublier le passé pour vivre le moment présent, plutôt ? Les conséquences, on ne s’en soucie que lorsqu’elles nous font face. Et promis, on se débrouille toujours bien. “Avec tout le respect que je dois à Adriel, il n’a rien à dire si j’ai envie de traîner avec sa sœur.” Est-ce suffisamment clair ? Je fixe la sœur en question, espérant que ça le soit. “Il est passé à autre chose depuis le temps, et moi aussi. Tu devrais le savoir...” Maintenant, si elle a envie de continuer à se mettre des barrières pour ça… C’est son problème. Moi, je ne lâcherai rien. Et ça aussi elle devrait le savoir. Quand on a des cibles en ligne de mire dans notre maison à nous, on n’abandonne pas au moindre prétexte. Encore heureux d’ailleurs, sinon on n’aurait jamais rien à se mettre sous la dent, avec tous ces principes. Si de leur côté elles ont envie de se contenter d’une vie plate à mourir et sans la moindre pointe d’excitation, que puis-je y faire ?

C’est un peu triste, et d’un autre côté, plus la barrière est haute, plus c’est grisant. A-t-elle oublié que je suis une joueuse qui adore les défis ? Plus elle résistera, plus je serai derrière elle, à la tirailler. C’est de ça dont je vais me nourrir et, pauvre Eden, il y a des chances que tu y perdes des plumes.

Ce que je veux ? Je me permets de sourire, gardant néanmoins le silence. C’est en face de moi, ce que je veux. Et crois-moi, il ne s’agit pas de cette assiette dégueulasse. Je pourrais lui répondre tellement de choses. Que ce que je veux, surtout, c’est de gagner. Contre elle, avec elle, peu importe, tout dépend de la façon dont elle voit les choses. Si je pouvais gagner avec elle, ça serait évidemment plus simple… Je la regarde, retrouvant mon sérieux, et m’interroge sur ce qu’elle recherche précisément. Savoir si je suis bel et bien ce démon venu faire du rentre-dedans à une fille ou plutôt savoir à quel point mes intentions sont mauvaises. En tout cas, non, je ne suis pas une Alpha rapace en quête d’amies... C’est autre chose qui m’amène vers elle, ça serait bien qu’elle en soit assurée.

Mais elle me surprend, pour le coup, à répondre avant même que je ne brise le silence. Et il semblerait que ce soit une capitulation. J’ai gagné. J’ai gagné la première manche, et il ne m’en faut pas plus pour me faire sourire. Un véritable sourire de victoire. “Tu vois, quand tu veux.” Je me penche légèrement au-dessus de la table et rajoute quelques mots. “Ce n’était pas dur. Tu devras renforcer ta défense ce soir-là si tu ne veux pas succomber aux blessures.” Rien de bien méchant, je cherche juste à détendre l’atmosphère. Maintenant que j’ai réussi à obtenir ce que je désirais, je déloge mes prunelles des siennes et regarde au loin des amies danseuses qui se lèvent de table. Un coup d’oeil ensuite à l’horloge murale pour constater que la pause accordée par notre prof est déjà presque terminée. J’entame alors mon yaourt et le mange à la vitesse grand V. Puis je repose mon attention sur Snow junior. “J’aimerais rester ici mais le devoir m’appelle. Tu me donnes ton numéro ?” Sans perdre une seconde de plus, je lui tends un stylo et mon bras afin qu’elle y inscrive les dix précieux chiffres.

J’ai tenu bon. Aussi longtemps que possible. Mais il faut le dire. Alice, c’est un phénomène. Une battante. Qui peut faire tomber la meilleure des défenses. La meilleure de mes défenses. Je capitule. Elle en profite. Me remettant en plein visage la raison de ces séances d’esquive. De ces longues minutes à déchiffrer son emploi du temps, de ces moments où je faisais demi-tour quand je me mettais à l’apercevoir dans un couloir. La raison est là, juste devant moi. Elle gagne. Toujours. Quoi que je fasse. Et me rappelle oh combien cette femme sait titiller ma curiosité. Elle sait faire ressentir cette attirance que j’ai pour elle. Cet instant où je la laisse gagner me rappelle pourquoi j’ai fait tous ces efforts … Maintenant vains. J’ose imaginer que je suis faible. Surtout face à elle. Mes armes au sol, je suis vulnérable. Complètement sans défense. Je peux deviner son sourire. Je peux ressentir sa joie de victoire. Je ne relève pas. Je ne le souhaite pas. Je n’y arrive pas. Lui donner une raison de plus de me frapper, de percer mes défenses. Une raison de plus pour m’achever. Même si cela n’est probablement pas son but ni même son objectif. Si elle venait à frapper une nouvelle fois, je serai à terre. Oui, j’ai capitulé. J’ai perdu.

Ses mots sont véridiques. Je vais devoir me renforcer. Sérieusement. Car je suis encore trop faible. Et maintenant qu’elle a ce qu’elle veut, va-t-elle me laisser ? Va-t-elle s’en aller ? Je n’ai pas la capacité de fuir mais toi Alice, oui toi, pourquoi restes-tu ? Pourquoi me torture ainsi ? Pourquoi me tournes-tu autour de cette façon ? Pourquoi ne pars-tu pas maintenant que tu as ce que tu veux ? J’ai craqué. J’ai perdu. J’accepte de te revoir. J’accepte. Et tu es toujours là. Je m’en veux. D’être si faible. De n’avoir aucune réparti face à ses mots. Et c’est le gong qui me sauve. Le devoir qui l’appelle. Un soupir. De libération. Je suis sauvée. « Oui bien sûr. » Tout ce que tu veux si tu pars. Si tu t’en vas. Loin de moi. Si tu me laisses en paix. Je ne peux pas fuir. Mais toi, vas-t-en. Je t’en prie. Arrêtes de me torturer. Libères moi. Je prends le stylo et sans réfléchir, met mets à écrire les chiffres sur sa peau. Comme un robot. Comme si on venait de me donner un ordre. Je ne cherche pas à la contrarier. J’ai besoin qu’elle s’éloigne. Pour mon bien. Pour me libérer de son emprise. « Fais en bon usage. » Glissais-je doucement en lui rendant son stylo. Prenant soin de ne pas la toucher. Maintenant. Nous devons nous séparer. Je n’ai plus faim. Tous ces efforts m’ont coupés l’appétit et j’arrive enfin à bouger. « Bonne journée Alice. » Je me lève, le plateau en mot. Mon cerveau débitant tout ce que je n’arrive pas à dire. Ce fut un plaisir Alice. Poursuis-moi encore. Poursuis-moi jusqu’à ce que je craque. Hantes moi comme tu l’as fait jusqu’ici. Montre-moi tes désirs. Fais-moi lutter comme je ne me suis jamais battue. Sois celle qui me maltraitera. Poursuis-moi.


[EDEN CLOSE]