Iris
La lecture de cette lettre signifie que les années ont passés, que tu en es à un stade où tu peux lire et écrire. Un âge où tu vas en cours, au lycée ou même à l'université; un stade où ta mère a eu la chance de faire la connaissance de ton premier copain. Pourtant, au moment où je t'écris ceci, tu me regardes de tes yeux malicieux, assise à côté de moi, avec ton grand sourire et ton petit palmier que j'ai pris l'habitude de faire avec ton duvet blond. Je n'arrive pas à me faire à l'idée que tu puisses grandir, pour la simple et bonne raison que je ne te vois pas grandir. Et si aujourd'hui tu te retrouves à lire ce papier, c'est que je n'aurai pas eu le temps ou la chance de pouvoir répondre à ces quelques questions que tu poseras à ta mère et qu'elle évitera, encore et encore.
Ma vie, Ta vie. La sienne, La leur. Sache en premier lieu que je t'ai aimé dès l'instant où j'ai su que tu vivais in-utero. Cela peut paraître facile à dire, et je ne te cacherai pas que tu n'étais pas prévue. Pourtant, c'est la vérité.
Alors, où es-tu ?
Je ne saurai te répondre maintenant.
Il faudrait pouvoir étudier toutes les éventualités, sauf ma présence à tes côtés, ce que je ne souhaite évidemment pas. Mais il n'y a que le destin pour en décider ainsi : mon futur, ton passé.
Deux mille seize : le présent. Commençons par l'essentiel tu ne penses pas ?
Je m'appelle Benjamin, mais je pense, du moins j'espère, que tu dois déjà le savoir. Quant à mon patronyme, il s'agit du tien. Enfin, si celui-ci n'a pas été changé par je-ne-sais-quel personne, procédé d'adoption, nouveau mari de ta mère... Y penser me donne la nausée, même si ce gars doit avoir des milliers de raisons valables pour lesquelles tu te sentirais obligé de l'appeler "papa."
Qu'est ce qu'un souvenir d'enfance ? Des copains d'écoles ? Des petits caprices pour quelques jeux ? Des rires à n'en plus finir, sous une atmosphère familiale chaleureuse ? J'aimerais que tu m'apportes cette réponse, car ça, je ne l'ai pas vécu. J'aimerai éviter de me positionner en victime parce que c'est à peu près la seule chose que je peux faire.
Il n'y avait que ton oncle, mon frère, pour m'enseigner la vie de telle sorte. A cette âge là, on ne réfléchit pas, on fonce dans le mur et on recommence, on boit les paroles des autres sans même les comprendre.
Trente ans avant ton arrivée, ma mère me mit au monde après avoir nié mon existence les trois premiers mois, essayé de me faire disparaître les six derniers. Le grand frère avait neuf ans. Lui aussi n'a pas eu une enfance dès plus fleurissante alors comment te dire qu'il s'est très vite adonné à son rôle, conscient qu'il n'allait plus être l'Unique à vivre dans l'ingratitude :
" Toi et moi contre le reste du monde. ", c'est ce qu'il me répétait souvent.
Il me racontait des tas de choses, des tas de souvenirs d'enfance lui appartenant comme la fois où il m'aurait retrouvé en couche en plein mois de décembre sur le parvis de la maison pendant que ta grand-mère était en crise d’hystérie.
L'héroïnomanie, ce n'est pas quelque chose dont on peut se délier facilement.
Ne l'interprète pas mal, je l'aimais ta grand mère. Vraiment. Elle n'était pas faite pour ça, c'est tout. Et je n'ai pas mis très longtemps à la considérer comme mon bourreau. Mais comme je te le dis, je l'aimais, ta grand-mère.
Les gens clamaient
" pauvres mômes." mais qui leva le petit doigt ?
Tu sais, l'entraide n'existe pas ici, à Compton. Je n'ai jamais entendu la voix de ma voisine qui est pourtant la même depuis des années. Je n'ai pas vu une seule voiture de police faire de ronde dans le quartier. Non, elles sont souvent six ou sept à la suite, avec un fourgon en première ligne.
En bref, nous nous sommes construits tout seuls, ton oncle et moi. Pourtant, si on oublie l'écart entre nos âges, nous avions très vite remarqué que nous étions bien différents :
- Lui, avait tendance à se montrer. C'était un provocateur né et ô combien de fois cela ne lui avait pas porter chance. Il aimait la compagnie, il n'avait peur de rien. Il voyait Compton comme une aire de jeux.
- Moi, j'étais le garçon à part, à toujours choyer, chouchouter. J'étais le "frère de", celui qui n'aimait pas l'école, mais qui n'aimait pas la rue. Le rêveur. Le petit blanc bon avec tout le monde mais quelque peu instable, qu'on aimerait bien bizuter un peu mais on oublie l'idée par peur des représailles.
Puis un jour, j'en ai eu marre. J'avais 15 ans et j'ai dis stop. Je voyais ton oncle revenir avec des sacs pleins de nourritures alors qu'il n'était jamais à la maison. Combien de fois me suis-je surpris à le suivre dans ses magouilles ?
Les factures se payaient elles aussi toutes seules. J'avais misé beaucoup d'espoir sur le fait que mon frère puisse avoir trouvé une bonne situation, que peut-être allait-il me prendre avec moi.
C'est ce qu'il a fait. Mais pas comme je l'avais espéré.
Je passais des soirées au parc avec lui et sa "bande". Ils étaient fascinants. Il y avait de tout les âges, de tout les styles. La jeunesse désinvolte de Compton par excellence. La plupart du temps, tout se passait bien. J'avais trouvé trois-quatre fanatiques des Lakers avec qui interagir sur le terrain, sans compter mon frère. J'aurai bien aimé être basketteur tu sais ? A cet âge, on avait l'habitude de voir les choses en grand, en large et en travers. Pourtant, plus le temps avançait et plus cette envie soudaine prenait ses marques.
Plus rarement, nous assistions à quelques règlements de compte, de ça et là. J'ai vu mon frère se faire frapper par des barres en acier. Quelquefois, je prenais les coups à sa place, parce que j'étais son point faible. Mais c'était pas très grave, parce que lui, il allait bien.
C'est un peu comme si les rôles s'étaient inversés;où j’endossai celui du grand frère devant ce gaillard un peu immature mais surtout irresponsable.
Tout s'est très vite enchaîné. D'abord, mon frère m'incitait à reprendre contact avec d'ancien camarades devenu lycéens. D'après lui, les jeunes étaient de bonnes "sources". Personne ne pouvait douter de moi avec ma tête et mon air frêle, et pourtant. Je te raconte même pas mon état à ma première arrestation. Un contrôle de routine et un flair pour détecter le seul jeune sans sac. J'avais merdé, mais étrangement, j'avais plus peur de la réaction de ton oncle que des bureaux d'investigation. Je n'étais plus blanc et, très vite, tout cela fut remonté à mon frère.
Résultat : Pour la première fois, je me retrouvai sans personne.
Il avait tenu dix ans en tant que petit baron. Je suis arrivé et en deux semaines, j'avais tout foiré.
Pour ma part, on m'avait emmené dans un espèce de camp barbelés de tout côtés. Une prison en pleine nature située dans les montagnes, avec une vue imprenable sur L.A. Les gardes n'étaient pas très réceptif de mon euphorie, mais je m'en fichai, j'avais mérité ce que j'appelai "mes premières vacances".
Sa libération se fit en même temps que la mienne. Nos rapports se sont très vite détériorés mais nous devions faire avec : Ta grand-mère m'ayant définitivement mis à la porte, je n'avais d'autre choix que de vivre avec lui et cinq autres personnes dans cette maison, ou devrai-je dire ce squat nauséabond. J'y avais presque développé un syndrome "Cendrillon" à vouloir y faire le grand ménage.
Celui-ci s'est fait dans un tout autre domaine; comme un gamin influençable et sans autre avenir que celui de ses rêves les plus fous, je suivais cette petite bande aux quatre coins de la ville, presque fier de faire désormais parti de ce nouveau rang. Le problème avec ça vois-tu, c'est qu'il est souvent bien trop tard pour faire machine arrière.
J'ai passé les dix années suivantes à jouer le scélérat, songeant quelque fois à lâcher l'affaire. Si mon frère n'avait pas été là, tu ne serai probablement pas née à l'heure qu'il est. Je trouvais ce système accablant au début, mais j'avais un couteau sous la gorge. J'étais pris au piège dans mon propre désir. J'étais témoin de leurs méthodes sournoises à blanchir, de leurs casses fructueux, témoin des trafics de stupéfiants, des règlements de compte, d'un petit empire éclosant peu à peu.
Pour finir auteur.
On savait inconsciemment que tout ceci allait mal finir mais on obéissait. Mon frère avait une confiance aveugle envers les gars. Moi, je n'avais confiance qu'en lui, et encore. Je ne pouvais pas lui en vouloir de m'avoir embrigader dans tout ça.
Tu serais probablement étonnée d'apprendre que je n'ai jamais touché d'arme à feu. Non, vraiment, du moins, de ma naissance jusqu'à l'écriture de cette lettre. Pourquoi dois-je te le préciser ? Parce qu'au bout d'un moment, il fallait bien que tout cela se finisse ne crois-tu pas ?
Le soir de mon vingt-quatrième anniversaire, ton oncle et moi avions décidé de s'accoster au comptoir de l'un des bars les plus décadent de West Hollywood.
Deux poux parmi les vautours.
Tout s'est enchaîné aussi vite que nos verres. J'avais perdu mon frère et en l'espace de quelques minutes, je l'avais retrouvé presque ivre mort face à un gars qu'il semblait connaitre. Le monde est petit ne crois-tu pas ? Pour ma part, je ne l'avais jamais vu, de ce fait, je n'avais rien à lui reprocher. Mais je n'avais qu'à surprendre les mimiques de mon frère pour prévoir ce qui allait arriver.
Il s'agissait d'une simple altercation comme nous en avions connus des centaines de fois. Ce gars avait l'allure d'un flic et je n'aimais pas ça. S'il voulait quelque chose de mon frère, alors je m'en mêlerai.
J'entends encore sa voix me dire de rester en dehors de tout ça. C'est pourtant cette même voix qui me rabâchait depuis des années et des années de ne jamais rien lâché. Comme le disais Oscar Wilde, “Le seul moyen de se délivrer d'une tentation, c'est d'y céder. Résiste et ton âme se rendra malade à force de languir ce qu'elle s'interdit.”
Je ne peux pas te dire exactement ce qu'il s'est passé, si ce n'est que je me suis retrouvé face à un corps inerte. Le sang tombait au goutte-goutte de mes phalanges, à l'instar de celles de mon frère.
Je ne peux te dire la raison pour laquelle cette querelle avait débuté, ni te donner le nom de la personne ayant donné le dernier coup.
Mon frère insistait : C'était lui.
Mais je discernai sans grande difficulté ce regard que je reconnaîtrai entre mille : Indécis, ébranlé, mais sérieux à la fois.
Mon frère avait pris quinze ans pour homicide involontaire en clamant que je n'avais rien à voir avec tout ça. Six mois plus tard, j'étais à mon tour écroué, dans une prison différente, pour complicité de meurtre. Je n'ai pas bronché car je méritais bien plus, à commencer par la place de mon frère.
" Toi et moi contre le monde, Ben." "Le monde" n'était plus qu'un amas de béton dans lequel je me retrouvai en isolement pendant six mois. Six mois où je pensais devenir totalement fou, prostré sur moi-même dans un enclos de 7 mètres carré. Oh ma puce, n'y passe jamais ne serait-ce qu'une nuit.
Les six mois passés, on a voulu me faire tester la cohabitation avec un sacré cas. Il était cool, ce compagnon-là. Il avait bien le double de mon âge, si ce n'est plus, et contrairement à ma cause, il la clamait, son innocence. Même si cela ne changeait rien, je le croyais. Je me demandais même comment ce gars pouvait-il croupir le reste de ses jours en prison pour un faux témoignage alors que toute les preuves m'accablaient moi, le "bébé", pour pouvoir prendre sa place.
"Le bébé", c'est comme ça que les autres détenus me surnommaient. Je n'étais surement pas le plus jeune dans cet endroit. Le novice, oui.
J'ai plusieurs tatouages, dont un à l'avant bras droit, représentant les racines d'un arbre en pleine croissance. Cet encrage, que je partage avec mon frère, a vite permis à certain détenus de reconnaître le petit Marshall et j'ai compris à la hâte que mon frère ne s'étaient pas fait que des amis durant ses années de galère. le
"toi et moi" n'était devenu qu'un "je" face au monde impitoyable de la prison.
J'ai fais mes preuves. Mais je craignais pour mon frère. J'ai appris qu'il avait eût l'autorisation d'aller enterrer maman, qui n'avait pas bien géré sa dernière consommation d'héroïne. J'aurais pu avoir le droit à un traitement similaire, mais j'ai décliné.
Quitte à me sentir libre le temps d'une journée, rien ne m'apportai d'aller me recueillir hypocritement sur les cendres d'une inconnue. Mon frère m'en aurait apparemment voulu, ce qui ne m'étonnai pas. Je savais qu'il allait bien, et ça me suffisait amplement.
Puis j'ai rencontré ta mère.
J'avais purgé les trois/quart de ma peine sans le savoir quand mon ancien avocat commis d'office, qui n'avait pas été très convaincant, avait pris sa retraite. La nouvelle personne en charge de mon dossier avait fait un très beau boulot si j'en crois les "on-dit", surtout pour un premier cas. Tu te doutes de l'identité de cette femme.
Pour ma part, j'enviai tellement la liberté que mon seul rapport avec celle-ci résidait en cette jolie femme en tailleur. C'est dingue mais c'est ainsi. Au fur et à mesure de nos entretiens, une relation de confiance s'était solidement bâtie. Pour la première fois, je me sentais encadré, entouré.
Il n'y avait rien de sain à flirter avec la justice.
Il n'y avait rien de sain à jouer avec le feu.
J'avais un soutien moral qui me suivait quotidiennement jusqu'à mon procès final où la réduction de peine se fit entendre. Du jour au lendemain, je me retrouvai libre ou presque. Quatre-vingt heures de travaux d’intérêt général n'étaient pas ce qui me dérangeait le plus, bien au contraire. Une nouvelle vie se traçait devant moi, et cette femme ne comptait pas me lâcher dans la nature comme un dossier clos.
Je serai toujours reconnaissant envers elle pour tout ce qu'elle a fait pour moi quand rien ne l'y obligeait. Nos émotions ont pris des proportions inimaginables et ce qui devait arriver arriva.
J'avais peur que ta mère perde son job, j'étais constamment effrayé à l'idée qu'elle se rende compte de ce qu'elle loupait autour d'elle. L'année qui s'en est suivi, j'ai vécu quelque chose que je ne pensais jamais connaitre jusqu'alors.
Il est plus facile de renoncer à une passion que de la maîtriser.
La réinsertion s'avérait bien plus complexe que je ne l'aurais cru. Ta mère, quand à elle, s'acharnait au boulot. Les rumeurs couraient autour d'elle et elle en souffrait malgré le voile qu'elle laissait paraître. C'est un des points communs que nous avions, l’intériorisation.
Je ne savais pas si j'étais amoureux de ta mère. Je l'aimais beaucoup et j'aurais été prêt à bien des choses, mais est-ce que je l'aimais ? En tout cas, je ne me sentais pas à la hauteur, ni à l'aise avec cette histoire. Elle n'avait rien à faire à Compton, elle ne méritait pas mes nombreux sauts d'humeur. Elle ne méritait pas ce besoin que j'avais de tout recommencer.
Je ne la méritais pas.
Je ne me doutai pas que tu avais déjà commencé ton travail quand j'ai fais cette belle bêtise de retourner voir mes anciens acolytes pour quelques services. Je détestai rester sans rien faire et j'avais fini par totalement laisser tomber l'idée qu'un jour peut-être ouvrirai-je un commerce, ou trouverai-je un bon poste dans un bureau. Non, ce monde ne voulait pas de moi, et je n'en voulais pas non plus, au fond de moi.
Ta mère l'a rapidement compris quand ses collègues lointains sont venus sonner un soir.
Je n'ai pas saisi la "chance" que l'on m'offrait. Je devais en payer le prix.
Elle ne m'a pourtant pas laissé totalement tombé. Tant que je ne tournai définitivement pas la page avec tout ce merdier, alors je n'aurais le droit qu'à quarante-huit heures toutes les deux semaines en ta compagnie. Oui, l’adage du " un week-end sur deux.". Notre histoire, à ta mère et à moi fut aussi belle qu'elle fut furtive.
Jamais je n'aurai pu croire que j'allai me retrouver avec une telle responsabilité, que j'allai pouvoir en quelque mot me remettre en cause du tout au tout. Je veux dire par là que j'avais une vraie motivation; celle de te rendre fière de m'avoir comme paternel. Je me voyais venir te chercher à l'école, t'aider à faire tes devoirs, rencontrer tes camarades d'écoles, t'emmener manger de la pistache à pas d'heure. Oh mon ange.
J'aimerai ne pas être un danger pour toi et ta maman.Et le plus triste dans tout ça, c'est que si tout était à refaire, je signerai sans hésiter. "
Benjamin déchira les quelques feuilles qu'il venait de remplir. Nonchalement, il balança son stylo sur la table. Il n'était pas prêt à songer devoir se séparer d'elle un jour, pour toujours. Le téléphone ne faisait que sonner depuis quelques minutes désormais. Une commande ? Un bon plan ? La mère d'Iris ?
Benjamin s'en fichait pas mal. Il aurait aimé consacrer tout son temps à sa fille mais c'était cause perdue. Une voiture de police passait devant chez lui une fois par semaine et les patrons aimaient se passer le mot. Le cycle était infernal et le jeune homme ne pouvait s'en sortir autre qu'en jouant avec le feu. Ce système n'était pas fait pour lui.
Il craignait le retour de son frère qui n'allait probablement pas tardé à réapparaître.
Deux ans que le jeune homme vivait au jour le jour. Les rares fois où il songeait à l'avenir se traduisaient par l'écriture de ces quelques lettres qui avaient tout autant de chances d'être lues que la dernière. Deux ans qu'il enchaînait les aller-retour à la salle de gym, au garage, chez les clients, dans les bars, dans les magasins de jouets.
Trente-deux ans que sa vie ne ressemblait plus qu'à une grande mascarade et cela ne semblait pas vouloir s’arrêter. Après tout, qui sait de quoi demain sera fait ?