Où l'on s'empresse de juger le démon
Smack, smack, d'un pas plus assuré qu'il ne le devrait Milton foule le marbre blanc. On n'a pas l'impression en le voyant comme ça, mais il a la boule au ventre. Les entrailles tiraillées, traitresses absolues de ses états d'âmes, le tourmentent alors qu'il entre tête la première dans le bureau du Doyen. J'aimerais lui souffler de faire demi-tour, de ne pas gâcher sa vie, lui rappeler qu'un coup de tête ne vaut pas la peine de ruiner ses chances. Mais il ne m'écouterait pas, il ne m'écoute jamais. Je ne fais pas le poids face à cet entêté, tapez-moi sur les doigts, je ne suis que le marionnettiste responsable d'assurer l'intégrité de ce pantin. L'horreur sur le visage du paternel l'a fait sourire, pas gentiment, pas comme le bon petit garçon qu'il est sensé être -et qu'il n'est pas à mon plus grand regret-. Tyrannie familiale, héritage à jamais perdu, quitte à mourir la gueule ouverte, Milton préfère crever sous le soleil de plomb de Los Angeles. Ça pue la crasse et la populace cette ville. Il aime bien ça. Il adore ça à dire vrai. Il se sent en terrain conquis. Il ne vous l'avouera jamais mais moi je peux vous le confier, s'il aime tellement L.A. c'est uniquement parce qu'il peut se sentir au-dessus de la masse. Le petit con. Hamilton s'échoue, navire insolent à l'étrave capillaire de guingois dont la poupe aguicheuse trouve enfin un réconfort bien mérité, sur un canapé de cuir bleu. « The Dean will see you now. » Ça croasse dans ses oreilles, ça pollue la chanson qu'il a dans la tête depuis une heure, une connerie qu'il a dû entendre à la radio, et ça refuse de se taire. « The Dean will see you NOW. » Ça, la secrétaire du Doyen de l'Université de Californie à Los Angeles, ne croasse plus, ça beugle. Une véritable animalerie lui traverse la tête et Hamilton est un instant tenté de suivre cette girafe imaginaire à l'ombre d'un arbre feuillu dont sa tête dépassera. Les bras brinquebalants, le jean baissé jusqu'à mi-fesse -une tenue que n'approuverait pas du tout Madame sa mère je vous assure- l'enfant terrible s'engouffre dans la cage au grand fauve, à peine a-t-il franchi le pallier qu'il fait machine arrière, ses jambes mues par une force spirituelle insoupçonnée. Il arrache sa besace en toile, ornementée çà et là d'un monogramme ostentatoire, du sol froid en soupirant et se plastronne sur la gueule un sourire de circonstance. C'est ce moment crucial que j'ai choisi pour vous mettre au courant de ce qui est en train de se jouer. Pendant que le sale morveux flingue, massacre, sabote et même trucide son entretien d'admission. Hamilton Finn Rockefeller III avait -il y a de ça tellement longtemps que ce n'était pas encore à moi de raconter son histoire, je ne suis là que depuis quelques mois il a tué à lui tout seul plusieurs narrateurs- tout pour lui, ou presque. Il ne lui manquait que la richesse absolue pour être heureux et comme tous les jeunes d'aujourd'hui, ce qu'il n'a pas l'obsède, l’obnubile, que dis-je ça le tarabuste et le turlupine. Dans l'espoir de faire passer l'arme à gauche à son grand-père, un décès qui aurait pour conséquence immédiate son accession au statut de millionnaire, Hamilton a décidé de quitter Yale -l'université familiale- pour rejoindre une école de seconde zone. UCLA. Inutile de préciser que ça n'a pas marché, que le palpitant du vieux croulant est toujours bien battant et que Finn se retrouve maintenant contraint de séduire le Doyen pour pouvoir continuer ses études. Oh, mais attendez, le voilà qui sort déjà du bureau. Et ce sourire benêt d'enfant de bonne famille qu'il sait si bien arborer. Si seulement je pouvais je le lui arracherais des lèvres avec un plaisir non dissimulé. Ils se serrent la main, l'échange de courtoisie dure et dure encore. On parle du chef de famille et de possible donation. Hamilton est heureux. Je sais que je devrais m'en réjouir, mais pour être tout à fait honnête avec vous, quitter mes amis narrateurs de Yale m'ennuie et la météo californienne n'est vraiment pas à mon goût.