Passées les effusions de congratulations et la presque sainteté de l’annonce, Aaron s’avance en douceur sur un terrain plus sensible, mais dont il tient pourtant toute la légitimité. Après tout, qui d’autre que lui pour évoquer les éventuelles peurs de Leaven ? Lui qui l’a connue depuis sa naissance, lui qui l’a vue grandir tout au long de sa vie, lui qui connait le futur papa, lui qui a connaissance des plus grands traumatismes de la mère ? Il n’a pas le sentiment d’abuser de son rôle de frère protecteur, bien au contraire. Ce qu’il souhaite, c’est être là pour elle. Pouvoir l’épauler quand elle en aura besoin, et quand Clarence ne sera peut-être pas autant susceptible de comprendre ses doutes. Là, seulement dans ces moments-là, s’ils doivent avoir lieu, Aaron répondra présent. Et c’est de ça dont il s’inquiète, car c’est aussi dans sa nature, et on ne se refait pas.

Il l’écoute, alors, faire mention de son ressenti intérieur, de ses pensées les plus sincères sur ce qu’elle est en train de vivre et sur ce qu’elle apprête à vivre dans les prochains mois. Des chamboulements qui certes différencient d’un foyer à un autre, mais qui globalement possèdent les mêmes caractéristiques. Aaron a connu ces chamboulements avant elle. En un sens, même s’il n’était pas prêt, il peut se réjouir aujourd’hui d’avoir un peu de matière pour rassurer Leaven. Et puis, qu’il en ait ou non, cela ne change absolument rien à sa nature très paternaliste. L’homme à la maison, ça a toujours été lui, et dans son cœur à lui, cela ne changera jamais. Que ce soit avec sa mère et sa sœur ou avec sa descendance, d’autant plus depuis que Shaé ne vit plus à ses côtés.

Le trentenaire a appris au fil des années à comprendre sa sœur. Il ressent ses doigts qui cherchent du soutien auprès de ses mains et d’un autre côté, il écoute la force de ses mots, une certitude qu’elle a dû se forger avec le temps. Finalement, est-elle si différente d’une mère voyante ? … Aaron a des doutes sur cette question. Sa réponse spontanée serait “oui”, parce qu’il a conscience de toutes les différences qu’occasionnent la vie avec le handicap, que ce soit pour la personne elle-même ou pour ses proches, et qu’il a dû apprendre à vivre avec tout ça dont le regard des autres là-dessus. Il y a aussi l’aspect pratique, quoique nuancé par la présence de Clarence... Pas n’importe quel homme aux yeux d’Aaron.  Ces derniers se concentrent sur le faciès de Liv, quand ils ne retombent pas sur leurs quatre mains liées. Il cherche tous les signes pouvant prouver sa quiétude et fort heureusement, ils sont plusieurs. Un silence s’installe à la fin de son discours ; Aaron est en pleine réflexion. “Vous le saurez avant la naissance, ça ?” Une question pour satisfaire sa curiosité, une qui brûle les lèvres. Mais malgré tout, l’homme de cœur en lui règne. “Toi et tant d’autres gens ont réussi à grandir sans leur vue. Tu m’as appris que le bonheur se trouvait autre part.” Dit-il, avec un petit sourire. Pensant qu’une vie ne se résume pas à un sens humain, que manquer de l’un d’eux n’empêche pas d’être heureux, loin de là. “Et si jamais il est aveugle, il ne sera pas seul pour apprendre. Son premier soutien sera tout près de lui.” Attrapant plus fermement les mains de sa sœur, il les relève dans les siennes et viens les approcher de ses lèvres, marquant d’un geste affectif ses paroles réconfortantes. Intérieurement, il se dit qu’avec cette grossesse “risquée”, Clarence doit avoir conscience qu’il s’engage avec de lourdes responsabilités sur le dos. Si l’enfant est aveugle, beaucoup de choses reposeront sur lui. Lui et lui seul. Aaron ne peut ignorer ça, il a trop l’esprit pratique pour ça. “Je ne te cache pas que j’ai quelques appréhensions… Mais je me dis que si toi tu ne peux pas être mère… Personne ne devrait l’être.” Il ajoute très vite : “Ça me chamboule de dire ça. Je t’ai toujours imaginée finir vieille fille avec des chats. Pas que ça m’aurait déplu, à l’époque...” Parce qu’il avait ce sentiment mystique qu’aucun homme ne serait assez bien pour elle, mais aujourd’hui, c’est vrai, il en rigole un peu.