T
ic. Tac. Tic. Tac. J'ai les yeux explosés.
Tic. Tac. Tic. Tac. A force de regarder cette aiguille avancer.
Tic. Tac. Tic. Tac. Le temps apaise les peines paraît-il...
Tic. Tac. Tic. Tac. Alors pourquoi est-ce que ça ne va pas mieux?
Ca doit faire au moins deux jours que je suis dans un quasi-coma sur mon canapé, les yeux rivés sur cette horloge, avec une chaîne d'infos en arrière plan sonore sur la TV. Un bol de chocapics tout ramollis trône sur la table car il n'y a plus rien d'autre dans mes placards, je ne les ai pas fini. Je ne veux pas sortir. Je ne veux pas bouger de chez moi car même là, je ne me sens pas en sécurité. J'ai poussé l'apathie jusqu'à l'extrême, ne me levant finalement que pour prendre une douche et aller aux toilettes, le reste du temps regardant cette maudite horloge et cette affreuse télévision.
J'attends tel le messie, le journaliste qui couvrirait l'événement:
un homme retrouvé mort dans les bois. La chasse à l'homme qui s'ouvrirait dans le pays et j'assisterais finalemetn en direct live à l'opération des forces spéciales pour défoncer la porte de mon appartement. Je serais arrêtée, on me jettera dans un fourgon, les gens m'inventeront un passé de psychopathe multirécidiviste et je finirais dans une combinaison orange. Eventuellement, on me planterait une dose létale de produits chimiques dans le bras et on me laisserait agoniser de longues minutes sous prétexte de rendre service à la société.
Alors que je n'avais fait que me défendre. Je n'avais fait que poignarder l'homme qui m'avait... je n'arrive toujours pas à le dire.
Touchée. Alors qu'il n'en avait pas le droit mais peu importe, puisqu'il se l'était autorisé. Parfois, j'ai l'impression de le sentir encore. Salissant à la fois mon corps et mon âme. Laissant la foi que j'ai dans l'humanité s'évaporer comme neige au soleil. Me laissant, telle une épave, dans un état proche de l'Ohio.
J'avais froid. Chaud. Je me sentais sale. Je prenais une douche. Je me rallongeais. J'avais faim. Je mangeais. Je gerbais. Je retournais prendre une douche. Je buvais un whisky. Je somnolais sans jamais réussir à m'endormir. J'avais mal. J'avais envie de pleurer mais je n'avais plus de larmes. Je n'avais plus de whisky non plus, alors je suis passée à la vodka. Je laissais mon portable sonner, les messages s'accumuler. Ils avaient vraiment pété un câble au boulot, envoyant même des collègues tambouriner à ma porte. J'ai dit que j'étais malade.
Puis l'alcool ne suffit plus à endormir la terreur qui me minait. J'ai envoyé un message à un ami qui dealait, laissé un billet sous le paillasson pour qu'il le prenne et me laisse la drogue sur le perron, comme ça je n'aurais pas à le croiser. Je ne voulais plus voir personne. J'avais fermé les rideaux. Je ne savais même pas quelle heure il était. Ca a sonné. C'était ma drogue livrée par UberHigh comme il se faisait appeler. Quand j'ai ouvert la porte, j'ai vu le petit paquet sur le paillasson qui n'attendait que moi.
Qu'est-ce qu'on peut avoir pour 300 dollars ? Quelques joints, de petits sachets de coke, quelques seringues d'héro, des comprimés d'ecsta. J'ai tout essayé, sauf les seringues. Non. Ca, ça me faisait trop peur. Je les ai planqué sous le canapé. Ce que j'ai préféré, c'était la cocaïne, je me sentais apaisée le temps d'un instant même si juste après je retournais à ma condition misérable et terrifiante jusqu'à la prochaine dose. Je savais bien que ça n'était pas une solution durable mais ça me soulageait, ça étanchait ma faim et me donnait moins sommeil.
D'après la télé, une semaine a passé. Toujours pas de traces de cet enfoiré aux informations. Pas plus de choses à manger dans mes placards. Je me sentais faible. J'avais croisé mon reflet dans la glace de la salle de bain et je trouvais mes joues creuses. Je suis entrée dans la douche en me demandant encore comment j'allais survivre à cette affreuse journée. L'eau chaude qui coulait sur mon visage me faisait du bien. Mon âme était comme gelée et mon corps l'était aussi. Je me suis emmitouflée dans un gros pull un legging et je suis retournée sur mon canapé.
DRING. Ca a sonné. Tu as entendu? J'ai regardé l'heure et j'ai pris peur. Je n'avais rien commandé. C'était donc..quelqu'un. J'ai fait la morte comme j'en avais l'habitude mais j'ai glissé félinement jusqu'au judas pour apercevoir le visage de cet intrus qui tentait de briser mon espace vital. Le visage que j'ai aperçu alors, m'a tout à fait perturbé. Les yeux rougis, les gouttes d'eau qui perlent sur les pointes de mes cheveux bruns, je prends mon courage à deux mains. A vrai dire, sa présence ici m'inquiète plus qu'autre chose car on va vers Eva plutôt que l'inverse. Eva Milano.
Mais qu'est-ce que tu fiches ici? J'ouvre. Je croise son regard. Je la toise, un peu malgré moi mais mon regard s'est durci. Mes idées sont dans le brouillard, je manque tellement de sommeil. Je ne sais même pas si je sais encore parler. J'aurais pu refermer cette porte, j'aurais pu la laisser partir mais on ne peut rien refuser à Eva. Et surtout pas moi.
« Salut… Surpriiiiise ! » . J'ai essayé de sourire mais je crois que c'était un échec. Error 404: smile not found. Que va-t-elle penser de moi? De l'épave que je suis devenue. Aucune idée. Pourtant je lui fais face, je n'arrive pas à lire dans ses yeux ce qu'elle pense, je suis trop fatiguée pour ça et mon dernier rail de coke n'est pas si loin que ça, je suis encore dans le flou.
« Eva... » Je souffle. J'expire. Je sais encore parler.
« Ehm... Salut... » Est-ce que c'est écrit sur mon front? Avec la mine qu'elle tire j'en ai presque l'impression. Je sentais les émotions mitigées se fracasser et s'entrechoquer dans son crâne.
« Qu'est-ce qu'il y a? ... Tu veux entrer? » Dans ma tête, j'aimerais qu'elle dise non, qu'elle me laisse gésir encore des jours sur mon canapé jusqu'à mourir de faim ou peut-être d'une overdose, de préférence sans douleur. Je n'ai pas envie qu'elle voit les cadavres de bouteille, les filtres de joints, les résidus de coke sur ma table basse. Je ne veux pas qu'elle voit qui je suis devenue, la partie de moi qui avait survécu aux récents événements. Je ne veux pas perdre la face, ni perdre son estime. Alors Eva, rentre chez-toi et oublie-moi, comme ils l'ont tous fait. Laisse-moi couler encore plus profond dans l'océan.
Laisse-moi...