12 décembre 2000 – Une salle comblée du sud de Los Angeles

Les applaudissements, les cris du public, le regard brillant de cette femme au premier rang. Sinclair se redresse, les mots se bousculent dans sa tête – l'émotion surtout. Il croise le regard de sa partenaire, Eden, parfaite dans son rôle de Juliette. Le rideau de velours se baisse, dissimulant leurs sourires. Il prend la précieuse Eden dans ses bras, et – caressant les boucles dorées de ses cheveux, se laisse entraîner par cette sensation de chaleur qui l'envahit. Sa première scène, son premier public, Sinclair vient de se découvrir pour la première fois.
Il est bientôt entraîné par la troupe sur le devant de la scène. À seulement seize ans, Sinclair vient d'accomplir l'incroyable. Jouer le rôle de Roméo dans cette troupe montante de Los Angeles était déjà un exploit. Mais le jouer comme il l'avait joué - passionné, torturé, déchiré, pathétique. Sinclair s'était révélé au public et le public s'était révélé à lui. Son cœur menace de déchirer sa poitrine, il n'a jamais rien vécu d'aussi fort. Et c'est tremblant – frissonnant d'un sentiment nouveau que Sinclair entre dans les coulisses. Ses deux parents se tiennent là, son père est impeccable dans son costume trois-pièces.

« Papa... Maman? Qu'est-ce que vous faites ici? Je vous croyais déjà partis pour Londres.
- Nous avons eu un léger contretemps. » Répond son père d'un ton glacial.

Sinclair baisse les yeux. Il aurait tout donné pour être ailleurs, loin du regard inquisiteur de son père et de l'attitude distante de sa mère.

« Vous avez aimé la pièce?
- Je dois avouer que cette pièce n'était pas trop mal réussie... Pour une troupe d'amateurs. »

Un long silence, vaguement interrompu par les murmures excités des acteurs. Autour d'eux la folie de la première n'est pas retombée. Sinclair regarde passer la chevelure blonde de sa partenaire de scène – impuissant.

« Mais ce n'est pas pour voir ta ridicule petite pièce que nous sommes venus ici, Sinclair. Le directeur de ton école a appelé. Il demande ton exclusion définitive. »

Sinclair n'a jamais mis les pieds dans cette école, il a joué la comédie pendant des mois – ironie du sort. Il savait bien que cette mascarade ne durerait pas éternellement.

« Evidemment, ton père et moi avons assuré à Mr. Howard que ce n'était qu'un malentendu et que tu serais présent à la rentrée prochaine. »

Sa mère évite son regard, et le tremblement de sa jambe la trahit. Elle aime son fils. Elle l'aime trop pour le priver de sa passion, pour le priver de ce qui – elle le voit bien – fait briller ses yeux et illumine son visage, mais il le faut.
Sinclair, tremblant de rage, le cœur battant, croise le regard de son père. Ce qu'il y voit ne fait qu'éveiller sa colère. Mais lorsque ses yeux tombent sur le visage sombre de sa mère, sur ses lèvres frémissantes et sur son regard suppliant, Sinclair desserre les poings. Il ne veut pas la décevoir, ni la faire souffrir. Il avait simplement voulu faire ce qui lui plaisait, pour une fois. Alors il fait ce qu'il a toujours fait jusqu'à présent, il ferme son coeur et baisse les yeux. Et la comédie durera bien quelques années encore, mais Sinclair réalisera bientôt qu'il ne pourra pas s'opposer à ce qui le définit. Il se doit d'embrasser son destin, cet artiste qui vit en lui – replié sur lui même.

Dans la nuit du 5 avril 2006 – Brooklyn, New York

Les deux hommes se séparent dans une dernière étreinte. Le souffle court, Sinclair se laisse tomber de l'autre côté du lit. Ils restent un moment silencieux, leurs deux corps brillants de sueur. Sinclair se redresse et s'assoit au bord du lit, face à cette grande baie vitrée qui donne sur New York, sur ce fouillis de gratte-ciels lumineux, sur cette foule de gens toujours pressés – aller vite, mais aller où? Il se lève, dans toute la splendeur de sa nudité et pose son front contre la vitre – la respiration saccadée. Il soupire.

« Je vais devenir quelqu'un, Seth. »

L'homme allongé sur le lit étouffe un rire. Il glisse une cigarette entre ses lèvres et l'allume - un mince filet de fumet s'échappe de sa bouche.

« Arrête un peu tes conneries et viens te recoucher.
- Je suis sérieux. »

Un étrange silence s'installe entre les deux hommes. Cela fait plusieurs semaines qu'ils se voient. Seth est son professeur d'économie dans cette université que son père a choisie pour lui. Rien de tout cela n'est réel. Entendons-nous bien, Sinclair n'est entré dans cette école que dans un but, échapper à l'emprise de ses parents. Il a recommencé à écrire. Il écrit toutes ces choses qui lui trottent dans la tête, il veut faire taire cette voix qui lui dit de tout plaquer, de tout recommencer, de devenir celui qu'il veut être. Mais il n'y arrive jamais. Alors il écume les bars, les cafés, les rues, à la recherche de cette drôle de chose qu'on appelle l'inspiration. Il se surprend à réciter des monologues, seul dans son petit appartement.
Sinclair passe une main sur son visage. Il est fatigué, fatigué de mentir, de se mentir à lui-même autant qu'au monde :

« Je veux être acteur. C'est ce que j'ai toujours voulu. »

Dans un froissement de tissu, Seth franchit la distance qui les sépare, déposant une pluie de baisers brûlants dans sa nuque. Sinclair se laisse aller contre le corps de son amant.

« Je vais finir ce foutu diplôme et tout lâcher. Qu'ils aillent tous se faire voir! »

Seth se détache de lui, l'air surpris.

« Et tes parents?
- Mes parents? Il faudra bien qu'ils vivent avec. »

Sinclair se retourne, leurs deux visages se frôlent presque. Il n'aime pas Seth. Mais le sexe est bon, et il aime cette façon que Seth a de toujours tout remettre en question – un truc d'économiste sans doute. La séparation ne sera pas difficile, elle ne l'est jamais. Il l'embrasse et le pousse sur le lit – un sourire conquérant illumine son visage.
Cette nuit là, Sinclair prend une décision. Il ne fera plus taire la voix, il l'écoutera, il lui prêtera sa bouche pour qu'elle puisse enfin dire les mots qu'elle a toujours étouffés. Il deviendra cet autre Sinclair qui s'est éveillé dans cette salle sombre de Los Angeles.

3 Août 2014 – Villa des Cunningham, Los Angeles

« Peut-être aurions-nous eut une chance de sauver notre cabinet si ton fils n'était pas devenu cet imbécile efféminé, cette pédale qui passe ses soirées à se trémousser dans je ne sais quel costume ridicule!
- Peter! Sinclair est un grand acteur, et c'est aussi ton fils.
- Je ne veux rien avoir à faire avec lui, c'est un incapable, un... »

Le père de Sinclair est pris d'une violente quinte de toux – des gouttes vermeilles s'échappent de ses lèvres, tâchant les bords de la lettre qu'il tenait à la main. Il se penche sur son bureau, sa femme le prend par les épaules et se met à pleurer.

« Chéri, je t'en prie calme-toi. Il faut que tu admettes que nous avons besoin de son aide.
- Jamais! »

Sinclair les écoute, adossé contre un mur, épiant leurs ombres dans l'embrasure de la porte.
Il n'a jamais apprécié son père. Un homme détestable, intolérant, borné. Il lui ressemble, à sa manière. Peter avait fait de son mieux pour cacher leurs problèmes financiers, la crise qu'ils traversaient, le scandale provoqué par son oncle, son cancer. Aujourd'hui, Sinclair éprouve de la peine pour cette homme, ce vieillard qui arpente les couloirs de cette villa qui ne lui appartient plus. Il voudrait l'aider.
Il aperçoit sa mère, désespérée. Déchirée entre son fils qu'elle aime plus que tout et son mari, cet homme détruit par des années de lutte acharnée dans des tribunaux. Le métier d'avocat est peut-être gratifiant, mais rien ne peut égaler la souffrance qui l'accompagne. Sa mère est forte, assez forte pour eux deux – mais plus pour longtemps. Le traitement du père fait s'accumuler les dettes – il refuse toujours son aide.
Il aperçoit sa sœur au bout du couloir. Brooklynn, attiré par les cris de son père, s'avance vers son frère, les yeux pleins de larmes. Elle sait tout, elle sait à quel point leur famille souffre, elle voudrait tout arranger. La porte s'ouvre, et les découvrant tous les deux sur le seuil de sa porte, leur père se recroqueville sur lui même – il fond en larmes. Chacun l'entoure de ses bras puisque pour la première fois, Peter Cunningham est à court d'arguments.
Moins d'une année s'écoule durant laquelle Sinclair voit son père lentement décliner avant de trouver la mort, paisiblement, un soir d'automne dans la chambre d'un motel misérable.
Sa mère, Claire Crowley – veuve Cunningham, a trouvé refuge chez sa sœur en Ecosse. Elle y mène une vie paisible. Brooklynn quand à elle poursuit ses études en droit, dans l'espoir de voir se redresser un jour le nom des Cunningham.

18 Janvier 2016 – Un grand restaurant, Los Angeles

« Tu a été incroyable, Sinclair, c'était magnifique. »

Brooklynn, le regarde, les yeux pleins d'admiration. De trois ans sa cadette, Brooklynn a toujours été la plus dégourdie des deux. Elle a marché dans les traces des Cunningham et repris le cabinet du père. À seulement vingt-neuf ans, elle est une femme accomplie, et la mère d'une magnifique petite fille. Son mari est un homme vif d'esprit, un grand gaillard au regard perçant. Sinclair l'a toujours apprécié.

« Je suis content que tu sois venue. Ça compte beaucoup pour moi. »

La pièce était belle certes – il avait été encore plus beau. Avec l'âge, Sinclair gagne en sincérité, le public croit en sa performance, presque autant qu'il croit en lui-même.
Sinclair a parcouru du chemin pour arriver là où il en est. Il a franchi des obstacles, ignoré bien des gens, il s'est enfermé dans sa passion, dans sa poésie. Il a atteint les sommets, il s'est laissé tomber, son nom traîné dans la boue, mais il s'est toujours relevé, plus fort que jamais. La fortune lui sourit - il se cache dans son appartement luxueux, dans la lumiere vacillante d'un chandelier d'argent.
Mais voilà qu'à trente-deux ans, Sinclair se trouve à court de ressources, à bout de souffle. Voilà des années qu'il se tue à chercher l'inspiration, cette muse qui fait brûler le cœur de tous les écrivains, cette femme, cet homme, cette divinité qui lui permettrait d'écrire ces choses qui restent bloquées dans son cœur. Sinclair, un Orphée des temps modernes à qui il manquerait une Eurydice.

« Sinclair? »

Sinclair lève les yeux, le froid hivernal le saisit. Ils ont quitté le restaurant, le mari de Brooklynn marche un peu plus loin, devant. Sinclair prend sa sœur par la taille, l'air pensif.
Son père est mort depuis deux ans maintenant, Brooklynn s'est remis de l'affaire qui a fait s'ébranler le cabinet des Cunningham et le mène maintenant d'une main de fer. Elle a racheté la villa de ses parents et proposé à leur mère de s'y installer avec elle.

« Tu savais que papa jouait du piano, toi?» Dit Sinclair, troublant le silence glacial de cette soirée d'hiver.

« Non, je l'ignorais. »

Sinclair poursuit :

« Grand-mère me l'avait dit. Il était doué - très doué. Il donnait des récitations, le public en redemandait, ses doigts glissaient sur le clavier. Il avait ce don qui n'est pas donné à tout le monde, ce don de relier le monde du sensible à notre monde. Ce don de donner vie à de simples rêves, des chimères. Et puis il y avait ce frère qui ne pouvait s'empêcher de lui balancer tout un tas d'obscénités au visage. Ce même frère qui a fait couler son empire, celui qu'il avait mis tant années à construire. C'est peut-être pour ça qu'il est devenu ce qu'il était. »

Leurs pieds s'enfoncent dans la neige, leurs respirations se mêlent au bruit incessant de la rue.

« Tu te rappelles de ce piano? Ce grand piano à queue qui trônait dans le salon. Papa passait toujours devant, avec cet lueur étrange dans le regard. Du regret? Je le comprends maintenant. »

Il laisse passer un silence, puis s'arrête soudainement. Il croise le regard de sa petite sœur. Elle est belle, douce et tendre. Des flocons blancs, purs, s'accrochent à ses cheveux.
Il voudrait ne jamais la perdre :

« Je crois que papa ne me détestait pas – il haïssait cette partie de lui qu'il retrouvait en moi. Je crois que j'aurais aimé lui dire au revoir. »

Ils se remettent à marcher, le vent s'insinue sous leurs vêtements, des frissons lui parcourent l'échine :

« Tu as des regrets?
- Pas trop,  répond Sinclair un peu vite, peut-être un. »

Il se tait pendant quelques minutes mais son silence semble durer des heures. Brooklynn l'interroge du regard.

« Je regrette d'avoir mis si longtemps à admettre qui je suis. »

Sur ces paroles énigmatiques, Sinclair prend la main de sa sœur et accélère le pas pour arriver au niveau de son beau-frère.
Oui, peut-être les choses auraient été différentes alors.
Mais là n'est pas la question, chaque chose qu'il a vécu fait de lui ce qu'il est. Chaque détour, chaque erreur, rien de tout cela n'est le simple fruit du hasard. Chaque grain de sable, dans ce mécanisme bien huilé, n'est qu'un chapitre de plus sur sa vie, une opportunité. Il ne regrette rien, ni ses souffrances, ni ses réussites. On dit d'ailleurs que le  poète doit sacrifier son bonheur, son âme, pour apporter sa sagesse aux plus démunis.
Sinclair a peut-être un ego surdimensionné, mais il faut bien lui accorder cela, il est un auteur de génie.