Le vent vient faire virevolter ses longs cheveux blonds. L’air marin l’apaise, calme le tourbillon destructeur de ses pensées. Elle a mal Sacha. Elle a mal… Mal de voir que le monde continue de tourner, que les gens continuent d’avancer. Sans lui. Sans se soucier de sa peine, de ce vide qu’elle ne pourra jamais combler. Elle se sent si seule, si désarmée… Comme si personne ne pouvait la comprendre, la sauver. Prisonnière d’une existence qu’elle ne parvient plus à supporter. Victime d’un destin tragique qu’elle ne peut accepter. Car je ne comprends pas… Elle se demande pourquoi. Pourquoi tant de souffrance, tant de solitude ? Pourquoi il n’est plus là ? Pourquoi la vie leur a-t-elle imposé son absence ? Une absence à laquelle ne pourra jamais s’habituer, se résigner. Si tu savais comme tu me manques…

Une perle salée vient rouler sur sa joue. Elle ne fait rien, épuisée de faire semblant, de se cacher, de jouer à la fille forte. Elle n’est pas forte Sacha. Ce n’est qu’une apparence qu’elle se donne pour se protéger, pour éviter de voir la pitié dans le regard des gens. Elle ne supporte pas de les entendre la plaindre avec leurs regards de chiens battus qui lui donne envie de vomir. Parce qu’ils ne savent pas, eux, ce qu’elle ressent, ce qu’elle traverse. Ils ne savent rien ! Avec leur empathie à deux balles, ils font semblant de la comprendre mais au fond ce ne sont que des ignorants. Alors elle se tait. Elle joue la fille hautaine et sûre d’elle pour ne pas qu’on l’approche, pour ne pas qu’on décèle ses failles. Elle garde le masque pour ne pas qu’on l’atteigne, pour ne pas qu’on la brise. Numéro bien rôdé qu’elle interprète à la perfection. Seule protection qu’elle ait trouvée pour ne pas souffrir davantage…

D’un geste, elle ressert le col de sa veste contre elle, alors que l’air frais du matin caresse sa peau. Elle aime venir là, marcher au bord des canaux de Venice. Petit goût d’Italie au milieu de l’immensité de cette ville. Il y a quelque chose de relaxant, de réconfortant dans ce lieu. Peut-être car elle se rappelle des moments qu’ils ont passé ici ensemble… Instants étranges et pourtant gravés dans son esprit. Elle vient se poster sur le pont où ils avaient l’habitude de se retrouver. C’était un moyen pour eux de sortir du cadre habituel, de casser les codes traditionnels. Proximité dangereuse. Attirance impossible. Mais tu étais là pour moi Gabriel. Tu étais là… Elle soupire, fatiguée et blessée de repenser à tout cela. Elle ne sait pas encore, le coup tordu que le destin lui réserve. Qu’elle n’est pas la seule à avoir emprunté le chemin des souvenirs. Nostalgie d’un temps qu’ils ne peuvent oublier…

Le jour vient à peine de succéder à la nuit mais cela fait déjà un moment que Gabriel ne parvient plus à dormir. Pour lui, les nuits sont courtes et certaines le sont plus que d'autres. Défait, il se lève pour ne pas penser encore et encore à ce qui envahi inlassablement son esprit, il se lève pour ne pas devenir fou.  

Mais le vide et le silence que lui offre son appartement ne sont pas plus réconfortants. Alors il fuit, à travers les rues, le long des plages à grandes foulées. Il fuit ce qui ne cesse de le rattraper, de le frapper. Sachant qu'il parviendra à quelques minutes, peut-être quelques heures de répit quand la douleur s'emparera de ses muscles, quand son corps ne voudra plus le porter.

Là, il atteindra l'extase. L'extase de plus avoir à penser, de plus avoir à ressentir.

En attendant, Gabriel apprécie l'air frais du matin et le vent venant de l'océan qui refroidit ses muscles réchauffés par sa course. Il apprécie le spectacle que lui offre le soleil sur l'eau sans contrepartie. La même représentation jour après jour, qui ne perd en rien de sa beauté. Une beauté qu'il continue d'explorer le long des canaux, une beauté qu'il connaît par cœur pour la parcourir chaque matin à la recherche de souvenirs, de fantômes qui font plus de mal que de bien.  

A la recherche de ce qui n'existe plus et qui pourtant, semble si réelle ce matin.  

Une fine silhouette au loin sur le pont, dont le vent porte les longs cheveux blonds et le manteau comme s'il allait finir par l'emporter dans l'air, par l'effacer entre l'océan et le ciel.  

Mais elle ne disparaît pas.  

Gabriel ralenti sa course. Parce qu'il a peur, peur de tomber dans un nouveau piège de son esprit torturé. Parce qu'il a peur, simplement peur qu'elle soit réelle, cette fois-ci. Parce qu'il ne sait pas ce qu'il préférerait et qu'à défaut il préfère ne pas décider. Alors il s'arrête à quelques mètres.  

Avance, recule. S'immobilise, essuie les perles salées dues à l'effort qui s'écoulent le long de son visage. A deux doigts de rendre le seul café qu'il a ingéré ce matin.  

Le regard qui ne sait plus comment la quitter. Qu'elle soit réelle ou le fruit de son imagination, le décor est trop parfait. Alors il accepte. Pour quelques instants, Il accepte de perdre la raison.

Son regard se perd dans ces eaux troubles, se noie dans ces profondeurs sombres qui reflètent à la perfection le chaos de son esprit. Elle ne le voit pas. Elle ne l’entend pas. Pas encore… Il n’est pourtant qu’à quelques mètres d’elle. Hasard étrange qui les réunit au même endroit, au même moment. Et si c’était le destin ? Et si c’était écrit ? Doucement, un parfum vient embaumer l’air autour d’elle. Ce parfum, elle le reconnait immédiatement. Parce que c’était le sien. Automatiquement, elle se met à penser à lui, incapable de retirer l’image de Gabriel de son esprit. Incapable d’associer cette odeur à un autre homme que lui. Tu es visiblement plus ancré dans ma vie que je ne pouvais le penser… Elle sent une présence à ses côtés et lorsqu’elle relève la tête, elle n’est presque pas surprise de le trouver là, tout près. A peine a-t-elle posé son regard sur lui qu’elle sent son cœur s’emballer dans sa poitrine. Comme autrefois… Comme lorsqu’ils se rapprochaient dangereusement l’un de l’autre alors que tout était censé les éloigner. Mais les sentiments étaient trop forts. Trop douloureux également. Alors j’ai préféré m’en aller. J’ai préféré te laisser…

« Gabriel… » C’est un murmure presque inaudible, un souffle qui s’échappe d’entre ses lèvres. L’émotion est forte, palpable. Parce qu’elle ne peut faire semblant avec lui. Elle n’a jamais pu… Vulnérable. Fragile. Les barrières tombent presque malgré elle. Gabriel a toujours eu une place particulière dans sa vie. Une place qu’il n’aurait pas dû occuper au vu de son poste. Il ne devait être qu’un flic venant enquêter sur la disparation de son frère. Leur lien aurait dû être purement et simplement professionnel. Et pourtant… Tout est allé beaucoup plus loin. Beaucoup trop loin. Il était devenu ce sauveur inespéré, cet ange tombé du ciel. Il était le seul à pouvoir la sortir de cet abîme dans lequel elle était tombée. Le seul à pouvoir l’apaiser. Ils se sont accrochés l’un à l’autre, brisés par le désespoir, torturés par ces recherches vaines, par ce vide qu’ils ne parvenaient pas à combler. Il ne me restait plus que toi tu sais…

« Ça fait longtemps… » Trop longtemps déjà. Elle sait pourtant qu’elle est la seule fautive de cette distance imposée, de ce silence lourd de sens. Mais la rancœur était trop forte… La douleur aussi. Puisque je n’avais pas le droit de t’aimer… Trop de sentiments contraires. Trop de luttes intérieures. Déchirée entre une attirance de plus en plus forte et la colère de voir qu’il avait échoué. Perdue. Déboussolée. Elle a préféré fuir. Fuir pour ne pas souffrir. Fuir pour ne pas le blesser. Fuir pour t’oublier… « Comment vas-tu ? » Elle tente d’agir normalement, espérant que cela calmera le tumulte de ses émotions. Pourtant lorsqu’elle s’entend, elle trouve tout cela ridicule. Ses bras viennent se croiser sur sa poitrine dans un mouvement de protection inconscient. Alors seulement elle prend le temps de le détailler. Ses traits sont tirés, signe d’une fatigue, d’un épuisement qu’il ne peut cacher. Elle sent une tristesse, une fêlure dans son regard. Il y a quelque chose qui la touche, qui l’atteint. Une douleur qu’elle ne peut ignorer. Que t’est-il arrivé Gabriel ?