Les mains sur le comptoir, Gabriel tente d'éviter les liquides - témoins de la soirée déjà bien entamée pour certains clients du bar - déversés sur le bois sombre dans des gestes trop hâtifs du barman.  

De temps à autres, il scrute la porte à la recherche d'un visage familier car sa soirée, il ne va pas la passer seule. La solitude n'est pourtant pas un ennemi pour le trentenaire mais il ne refuse jamais une bonne compagnie.  

Et celle de ce soir en sera une, il le sait.  

Face au barman, Gabriel n'hésite pas une seconde avant d'annoncer : « un scotch s'il vous » Un alcool fétiche pour cet homme qui ne joue que très rarement la carte de l'originalité. Gabriel n'a pas peur de la routine qu'il trouve même confortable d'une certaine façon. D'autant plus que la stabilité ne fait plus réellement partie de sa vie depuis quelques années.

Une stabilité qu'il retrouve ce soir auprès de son amie Théa et qui expliquerait la satisfaction qu'il ressent à chaque fois qu'il aperçoit ses yeux et son sourire charmeur.  

Mais cette fois-ci c'est sa main qui vient se nicher sur son bras qui attire en premier lieu son regard. Il tourne la tête et retrouve la blonde qui lui affiche son plus beau sourire mais aussi le plus confiant. « Hey. »

« Ça ? » Dit-il en dirigeant son regard sur son verre de scotch à moitié vide. « Ce n'est qu'un amuse-bouche avant de passer aux choses sérieuses. » Gabriel lui rend immédiatement son sourire chaleureux et se permet un signe au barman pour qu'il vienne prendre la commande de la demoiselle assise à ses côtés.

« Tu devrais plutôt m'appeler la baby-sitter. » Sur ces mots, l'homme amène son verre à ses lèvres. « J'ai décroché un nouveau contrat. Protection d'une gamine d'une vingtaine d'année. J'y  ai déjà gagné un bon mal de crâne. » Gabriel tente de masquer le sourire moqueur sur ses lèvres, derrière son verre de scotch. « Bref et comment va mon avocate favorite ? »

« Tu veux dire, qu’il faut que je me méfie des hormones déchaînés des jeunes demoiselles ? » Le regard rieur mais néanmoins sérieux de l’homme vint trouver celui de son acolyte assise juste à ses côtés avant qu’il ne l’interroge : « Dis-moi, tu parles d’expérience ? » Ne pouvant plus le retenir, un rire moqueur s’échappe de ses lèvres. Un rire moqueur mais doux, rapidement remplacé par un sourire plus neutre, plus contenu. Gabriel n’avait pas pensé un instant pouvoir intéresser la jeune femme dont il était devenu le protecteur. Pour lui il s’agissait d’un travail comme un autre et il avait appris par le passé –malgré lui - à ne pas mélanger professionnel et vie privée, il ne comptait pas se laisser dépasser. Pas cette fois-ci.

Le temps d’un instant, Gabriel tente d’imaginer la Théa qui n’avait encore qu’une petite vingtaine d’année … Possédait-elle déjà ce caractère bien trempé ? Et cette attraction pour l’alcool ?

Gabriel reste silencieux lorsque Théa s’explique sur ses conditions de vie actuelles et les indices du manque de sommeil qu’elle déplore ne sont pas difficiles à trouver sous ses yeux ou par ses soupirs qui ponctuent la fin de ses phrases. « Tu peux venir dormir chez-moi si tu veux. Ce n’est pas le grand luxe mais il y’a ce qu’il faut. »

Une proposition qu’il n’aurait pas faite à n’importe qui mais il estimait assez bien connaître la jeune femme pour ça. Une jeune femme qui prenait un air de chien battue ne laissant aucun doute sur les prochains mots qu’elle allait prononcer. « Je t’écoute ? »

Un tant soit peu surpris, Gabriel dépose son verre afin de se concentrer sur les lèvres de la jeune femme qui n’allait pas tarder à lui en apprendre plus sur ce qu’elle attendait de lui. Une demande comme elle n’avait pas l’habitude d’en faire …

C’est avec une attention toute particulière et un sourire rieur qui ne le quitte pas que Gabriel suit le discours de sa partenaire de soirée. Un discours qui lui en apprend un peu plus sur elle, sur des parties de sa vie, sur celle qu’elle avait été il y’a quelques années à peine. Et quand bien même ils n’entrent pas dans de grandes révélations, Gabriel ne peut s’empêcher de se sentir un peu privilégié d’entrer un peu dans la vie, dans le passé de cette femme qui en dit habituellement si peu.

Alors peut-être pour ne pas l’effrayer, pour ne pas la mettre mal à l’aise, Gabriel préfère répondre sur l’humour : « Attends, tu essayes de me brancher là ? » Pas que ça lui déplairait, au fond Gabriel avait toujours trouvé Théa, ses grands yeux bleus et son visage d’ange magnifique. Mais après tout ce qu’ils avaient partagé, après qu’elle est effleuré ces parties si sombres de sa vie, Gabriel n’avait jamais pensé à franchir cette limite avec elle. Peut-être pour se protéger, peut-être pour protéger la relation qu’ils partagent à présent.

Des questions que Gabriel balaie bien vite pour répondre à celle de la jolie blonde. « J’ai un diplôme en sommeil sur canapé. » Dit-il, un sourire en coin, moins franc que celui qu’il portait quelques secondes plus tôt car ce diplôme, il le doit à des centaines de nuits passées sur un canapé avant et après sa rupture.

Des souvenirs qu’ils préfèrent ranger dans un coin de sa tête pour se concentrer sur la demande que la jeune femme lui formule enfin. Une demande qui lui fait l’effet d’un coup de massue, qui efface toute l’euphorie, la musique ambiante de son esprit et le laisse un moment silencieux. Gabriel pose son verre et se tourne vers elle, décontenancé. « Théa … » Bien vite, il comprend que ce n’est pas une blague, que ça n’aurait pas pu en être une. « Théa, tu déconne, tu sais pourquoi j’ai été viré ! »