Le serveur n'était franchement pas son genre. Trop grand. Trop brun. Trop quelque chose. Et Aristide … Aristide semblait encore bien trop guindé pour entamer la moindre chose. Il ne se rappelait plus qu'il tenait aussi bien l'alcool. Et le serveur. Trop consensuel. Voilà. Justement. C'était d'un énervant. Comme Aristide en ce moment. Dorian profita d'un instant d'inattention du jeune homme pour verser un peu de son cocktail de son ami pour lui redonner un peu de force et le faire tenir jusqu'au bout de la nuit. Il était d'épicer un peu les choses et d'arrêter de tourner en rond. Le serveur s'éloigna, le rouge aux joues comme une duchesse trop maquillée, parti chercher de nouveaux cocktails. Il était temps parce que Dorian avait déjà terminé son verre, bien que celui de son compagnon était encore à moitié plein – et à raison. Incapable de se concentrer sur sa passionnante conversation avec le jeune homme, il ne pouvait pas s'empêcher de regarder autour de lui, à la recherche d'une quelconque nouvelle distraction. Il pencha son verre pour attraper du bout des doigts le morceau de fraise qui traînait au fond. Après tout, sa mère lui avait toujours dit qu'il fallait éviter de boire sur un ventre vide et il était toujours prêt à écouter les bons conseils de cette mère si bienveillante et attendrissante et aimante. Il lécha aussi ses doigts pour ôter les gouttes qui s'étaient posées dessus, passant outre toute connotation sexuelle qui pouvait résider dans ce geste qui lui semblait si banal.

« Alors, quel est ton futur ballet ? Vends-moi du rêve et donne-moi envie d’aller te voir ! » Dieu que la conversation pouvait être sérieuse. Mais, en même temps, Dorian était heureux de voir que son ami faisait semblant de s'intéresser à son art. Il savait pertinemment que ce n'était pas réellement le cas et l'avait déjà vu s'endormir lors de l'une de ses performances. Sieste qui avait été d'ailleurs accueillie par un coup de coude de sa mère. « Et bien, avec la période de Noël, tu te doutes que nous faisons ... » L'espace d'un instant, il laissa Aristide le temps de répondre mais, soit parce qu'il était lui-même très excité, soit parce qu'il savait d'avance que la culture du ballet de son ami était réduite à néant, il sauta sur la première occasion pour annoncer « Le Casse-Noisettes! » Excité à souhait, il se leva de sa chaise et commença à exécuter quelques pas de la danse de la Fée Dragée. Le contraste était assez saisissant entre ses gestes si gracieux et la sensualité de la musique cubaine autour de lui. Il tourna un peu trop et s'accrocha sur la table pour reprendre son équilibre. « Mais ne t'en fais pas, j'ai déjà écrit à ta mère pour l'inviter ! » Il avait souvent projeter certaines de ses attentes sur la mère d'Aristide plutôt que sur la sienne – et savait très bien que peu lui importait qu'il allait danser ce fameux ballet. Elle ne ferait même pas le déplacement et Dorian se demandait si elle allait l'inviter pour le repas de Noël où si elle serait trop occupée pour le voir ce jour là. « Un grand classique, tu sais. Tu devrais vraiment venir ! Je peux tenter de t'obtenir des places dans le parterre si tu veux. » Le serveur était arrivé entre temps avec deux nouveaux verres et, pour épancher sa soif grandissante, Dorian le vida à moitié en un rien de temps. « Et toi alors ? Rien de croustillant à raconter ? » Maladroitement, il tenta une nouvelle fois de déverser quelques gouttes de son cocktail dans le verre de son ami pour tenter de lui extirper des informations plus intéressantes que le droit des entreprises ou de propriété intellectuelle, à défaut de quoi il se jetterait dans les bras du premier venu pour échapper à un ennui certain.

Les fêtes de fin d’année approchent. Il est vrai. Le temps passe vite. Désespérément vite. Déjà Noël dans quelques semaines. Je ne pus que remercier mon jeune ami de me le rappeler. Pourtant, à sa question rhétorique, il ne me laisse aucune chance. Comme s’il se doute que je vais dire une bêtise. Il m’annonce préparer ‘Casse-Noisettes’. Tant mieux. Ce doit être un beau ballet. Sans crier gare, il me donne un aperçu… un peu ridicule… Quelques pas… sur de la musique cubaine. Je n’assumai pas. Je vis d’ailleurs des regards se tourner vers nous. Vers Dorian. Surpris de le voir exécuter des pas de danse… si particuliers. Il manqua d’ailleurs de choir, en heurtant par inadvertance le coin de la table. Intérieurement, je suis intimé l’ordre de s’arrêter… Pour le bien de tous… Dans tous les cas, il ne perdit pas le nord en m’annonçant que ma mère était déjà invitée. Cela lui ferait probablement très plaisir de pouvoir admirer Dorian. Il me proposa des places. Ô joie. A n’en pas douter, il put lire dans mes yeux toute le contentement que cela aurait pu me procurer. Finalement je lui répondis : « Cela me ferais extrêmement plaisir, tu sais, mais je suis persuadé que d’autres personnes, plus férus que moi de ballet, seraient ravis, enchantés de pouvoir assister à la représentation ! ». Avec finesse, je bottais en touche. Mais, connaissant l’oiseau, je m’attendais à recevoir une invitation, à un moment, ou à un autre de toute manière.

Finalement, il me demanda si je n’avais pas des choses croustillantes à raconter. Il sait très bien que je ne suis pas quelqu’un qui se confie facilement. Je suis quelqu’un qui, contre toute attente, et malgré ce que je laisse paraître, est assez pudique concernant ma vie. Je n’avais pas envie de m’étaler sur ma vie privée. Je devais trouver, rapidement, un stratagème pour me sortir de ce guêpier. J’eus dans un premier temps une réponse consensuelle : « Rien de bien transcendant tu sais… Etudes, boulot… ». Rien de plus à lui dire. Saisissant mon verre, plein. Je le bus d’une traite. Cul sec. « Petit joueur ! Tu es bien lent pour boire ton verre ». Je me lève et je commence à danser sur la musique cubaine, en criant sur Dorian comme s’il était à l’autre bout de la pièce : « Bon j’avoue c’est moins conventionnel que tes pieds de chat mais bon rien à foutre ! » Il me regarda, je lui attrapai la main et le tirai vers moi. Pris par l’élan il atterrit dans mes bras… et manqua de tomber : « Alors, le petit oiseau a du mal à prendre son envol ? » soufflai en souriant.

Consensualité. Tel semblait être le mot de la soirée. Entre le serveur un peu niais aux cheveux rayonnant comme la paille et au teint saumon, et Aristide qui semblait, pour changer, ne pas vouloir se livrer, la soirée ne s'annonçait guère sous de bonnes auspices. Mais Dorian continuait de croire qu'en versant à chaque fois un peu de son verre dans celui de son camarade, celui-ci finirait par être suffisamment saoul pour laisser quelques confidences échapper ses lèvres. Pour le moment cependant, il devrait se contenter de ces mots, consensuels donc, qui pouvaient tout dire. En voyant le juriste vida son verre d'une traite, les yeux du danseur se mirent à briller. Si en plus il commençait à boire de la sorte son cocktail, l'heure des confidences était sans doute plus proche que prévue. Il se rappela un instant qu'il avait pris avec lui dans son sac des billets pour le ballet qu'il comptait lui offrir mais doutait particulièrement que ce soit ni le lieu ni l'heure pour de tels cadeaux. Avec son insouciance connue, Dorian perdrait sans doute les précieux tickets avant la fin de la soirée et il regrettait déjà de les avoir emporté avec lui. A quel moment avait-il pu penser que ce serait une bonne idée ? Un joli cadeau ? Une délicieuse initiative ? Rien de tout cela ne pourrait mener à une conclusion heureuse et il aurait mieux faire de les lui envoyer par la poste. Le mal était fait pour le moment et il se contentait de regarder, hagard et heureux, son ami se déhancher du mieux qu'il le pouvait sur une musique cubaine qu'il ne semblait pas maîtriser. Une gorgée de cocktail plus tard, il ferma les yeux pour se laisser porter par le rythme doux et enchanteur des instruments à bois qui faisaient chavirer son cœur. Sa rêverie éveillée et son équilibre précaire furent interrompus sauvagement par un Aristide qui semblait, au plus grand bonheur de Dorian, de plus en plus imbibé par l'alcool. Pris de court, le souffle coupé, il trébucha sur le sol et eut l'heureux réflexe d'agripper le bras de son compagnon, qui le réceptionna à merveille. Voilà qu'ils étaient de retour sur la piste de danse et il semblait encore une fois que tous les regards se portaient sur cette drôle de paire. Il se releva, prenant appui comme il le pouvait sur le jeune homme, et approcha leurs deux corps pour suivre le rythme endiablé de la musique. Il faisait tout à coup très chaud. Beaucoup trop chaud. Il sentait quelques gouttes de sueur couler le long de son dos. « Le petit oiseau a peut-être eu du mal à se remettre de sa chute du nid, mais tout va pour le mieux ! » Il souriait, heureux. Le temps semblait s'arrêter lorsqu'ils étaient tous les deux, leurs corps verrouillés dans une position sensuelle. Le rythme changea quelque peu, ralentissant à dessein et Dorian en profita pour mettre sa main dans le bas du dos de son compagnon avant de lui susurrer dans le creux de l'oreille, « C'est ton téléphone dans ta poche ou tu es juste content de me voir ? » Il se mordit la langue pour s'empêcher de rire à gorge déployée et s'arrêta un instant, pensif. Dieu que l'alcool pouvait le rendre potache. Mais, en même temps, il adorait voir Aristide se tortiller, inconfortable. L'alcool faisait encore trop de ravages ce soir.  

Je danse, comme je peux. J’articule mes bras, mes jambes, comme un vulgaire automate. L’alcool commence à faire son effet. Mon sang se réchauffe, mon corps aussi. Je regarde Dorian m’observer. Que pense-t-il de moi ? Que pense-t-il de mon sens… inné du rythme ? La musique cubaine s’emparait de tout mon corps. C’est alors que, sans ménagement j’attire mon jeune ami à moi. Sans avoir conscience de ma force. Je tire son bras, comme un vulgaire chiffon. Il vient à moi. Dans son élan, il bascule et manque de choir. Je le rattrape dans mes bras. Nos deux visages se rapprochent. Son souffle chaud sur ma peau. Sa main sur mon avant-bras qui le retient. Son sourire béat. Tout cela me rend heureux. Il passe l’une de ses mains dans le bas de mon dos. Chaleur. Son contact m’émoustille. Mon cœur s’emballe. Il me glisse à l’oreille une question osée. Il l’avait donc perçu. Son contact a éveillé en moi un désir profond pour lui, pour sa personne, son être, chaque parcelle de son corps. Je lui souris en retour. Je remonte l’une de mes mains tout le long de son dos, jusqu’à son cou avant d’approcher mon visage du sien. Mes yeux, plongés dans les siens. Moment hors du temps. Magique. Nos visages continuent jusqu’à ce que nos lèvres se touchent. Je l’embrasse. Fougueusement. Heureux de la tournure des choses. Encore. Je ne pus évaluer combien de temps nous restâmes ainsi, à nous embrasser avant de clore ce moment par ces paroles : « A ton avis ? Tu me connais si mal que cela ? » Silence. Sourire. J’attrape au vol mon verre et en bois une grosse gorgée, je manque de l’avaler de travers. Je souris encore tout en observant mon ami avec insistance avant de rajouter : « J’ai bien l’espoir de fou que tu me fasses un tiramisu ! ». Clin d’œil provocant. Avec Dorian nous n’étions jamais allé aussi loin que des baisers, des massages, des gestes très tactiles. Trop de respect l’un pour l’autre pour aller plus loin. Mais ce soir rien ne se déroule comme prévu. Nous avons déjà bien bu. Et la soirée ne fait que commencer. Nos poches sont pleines d’un petit remontant. Nous n’en sommes pas encore là. Mais nous avons de quoi nous amuser. Je l’embrasse avant de retourner vers notre table et de m’asseoir et d’observer mon ami.

L'alcool semblait faire son effet sur Aristide. La soirée s'annonçait donc des plus dévergondées. Même en ayant un rythme moins soutenu que son jeune ami, Dorian sentait aussi le rouge lui monter aux joues et l'alcool embrumer ses pensées. Il ne savait plus trop ce qu'il faisait ou même si les gestes qu'il parvenait à produire ressemblaient de près ou de loin à de la danse cubaine. Deux nouveaux cocktails semblaient être apparus sur leur table et la soif monta dans la gorge du jeune homme. Mais, pour l'heure, il était encore prisonnier de l'étreinte de son jeune ami. Ils dansaient tous les deux. Collés. Serrés. Presque aguicheurs. Se frottant l'un contre l'autre. Touchant cette peau brûlante de désir et d'envie. La sueur coula le long de leurs joues, conséquence d'un jeu de dupes. Soudain, le jeu change. Le jeu dérange. Un fougueux baiser. La barrière entre réalité et désir s'estompe. L'un devient l'autre, les deux se mélangent, s'unissent, perdent leurs sens. Ce goût à la fois si sucré et si salé. Cette mixture improbable. Cette texture si particulière. L'instant d'après, le monde ne tourne plus. Douche froide. Dur retour à la réalité. Dorian ne s'y attendait pas. Le jeu avait toujours été là, mais il n'était jamais allé bien loin. Et il ne s'attendait pas à ce que le jeu dérape aussi tôt. Dès leurs retrouvailles. L'autre demanda un tiramisu. Métaphore à peine voilée. L'alcool continuait de couler dans son sang. L'étreinte se relâcha l'espace d'un instant sans qu'il ne parvienne à s'échapper. Et de nouveau un baiser. Des lèvres pressées contre les siennes. Il n'en voulait pas. Il n'avait pas envie. Pas maintenant. Dans quelques semaines peut-être. Mais pas maintenant. Cela le dégoûtait un peu. Il voyait Aristide plus comme un frère. Un ami. Parfois un amant. Mais pas ce soir. Il le gifla. Comme ça. Sans préavis. Sans rien. Il avait juste cette impulsion folle de le frapper. De lui dire que non, ce n'était pas comme ça. Ce n'était pas ce qui était prévu. « Pas de tiramisu pour toi ce soir. » Autant établir les règles tout de suite. Aristide semblait avoir dévier du droit chemin de leur amitié. Il fallait le rappeler à l'ordre, l'intimer d'arrêter ce petit jeu. L'espace d'un instant, il se sentit un peu coupable. Il était tout de même un peu aguicheur, il le forçait à boire et tout cela pour le rejeter. Il prit une nouvelle gorgée de son cocktail, l'embrassa sur la joue et passa sa main dans le dos de son compagnon. « Excuse-moi, je crois que je n'ai plus l'habitude de tant boire. » Ils étaient là pour s'amuser et non pour se chamailler et Dorian entendait bien profiter du mieux qu'il puisse de cette superbe soirée.