Ce n'était pas la première fois. Non, ce n'était définitivement pas la première fois. L'avocat pour qui travaillait Georgie l'avait déjà invitée plusieurs fois à prendre un verre. Ils s'entendaient merveilleusement bien tous les deux, comme de vieilles connaissances qui pouvaient évoquer n'importe quel sujet sans mettre mal à l'aise l'autre. Ils pouvaient discuter des heures sans que jamais la barrière de leur relation professionnelle ne soit franchie. Ils se respectaient. Georgie ignorait si c'était le fait qu'elle prétende toujours être celle qu'elle n'était pas, une Georgie Booth encore mariée, bague au doigt. Elle ne pouvait pas la retirer, ils faisaient toujours semblant. Ca permettait la distance avec les autres hommes - elle ne souhaitait pas fréquenter pour le moment. Ca permettait de garder la tête froide, d'avoir des excuses pour tout (une humeur massacrante pouvait toujours ou presque être expliquée par une dispute avec le beau Torrance). Sa situation ne l'inquiétait pas, ne la dérangeait pas. Pire, Georgie adorait ça. Elle avait le statut de mariée et avait toute sa liberté en même temps, que demander de plus ?

Et ce n’était donc pas la première fois que Georgie Hopper se faisait inviter dans ce bar, dans un but tout à fait professionnel : deux acolytes qui se vouaient une confiance aveugle avaient davantage de chance de réussir un procès. Ils étaient sur la même longueur d’onde. Et ce n’était pas la première fois qu’il lui posait un lapin à la dernière minute. Souvent, Georgie partait devant, sa pile de dossiers effectués terminée et empilée, rangée, sur son bureau. Elle allait droit vers le bar, réservait une petite table, la même, toujours. A côté d’une fenêtre, ça permettait de regarder la rue, d’éviter parfois le regard de son patron quand la discussion devenait gênante. Et vice versa. Georgie avait déjà commandé, une bière, pas trop forte, juste histoire de. Elle attendait depuis quelques minutes quand son téléphone vibra sur la table. C’était lui. Il ne viendrait pas. Trop de travail, un coup de fil de dernière minute, mais ne t’inquiète pas Georgie je vais régler ça, profite de ta soirée, encore désolé. Elle connaissait la chanson, on avait pas besoin de le lui répéter, il lui faisait de plus en plus souvent le coup. Pourtant, c’était lui qui l’invitait, pas l’inverse, c’était à n’y rien comprendre. Elle savait qu’il était sûrement sincère, Georgie, et elle trouverait le dit dossier sur son bureau demain, avec les recherches à effectuer, enfin, plutôt à continuer, il allait déjà y consacrer une bonne partie de la soirée. Beaucoup de travail pour pas toujours la reconnaissance qui s’en suit, elle l’aurait bien aidé si elle avait été sûre de recevoir un gros chèque à la fin, mais le cabinet n’avait pas grande réputation, les affaires étaient mineurs, insignifiantes. Des histoires d’insulte dans la rue, de bousculade, de divorce tout au plus. Georgie aurait voulu des choses plus croustillantes à se mettre sous la dent, mais elle n’avait pas la foi de chercher un autre cabinet, autre chose, elle était bien ici, depuis trois ans. Elle connaissait les bureaux, la secrétaire, le patron. C’était comme une petite famille de justice, ça lui plaisait.

Elle n’avait pas fini sa bière Georgie, alors elle commença à la boire doucement, elle avait pas osé y toucher quand elle était seule, elle préférait l’attendre. Elle voulait pas faire la fille esseulée qui se soule un peu, c’était pas bon pour son image, et ça attire toujours les mecs qui ont un peu trop bu. Elle a pas tellement envie de se sociabiliser ce soir, Georgie, pas avec des gens ivres morts en tout cas. Et puis ça arrive, c’est pas de sa faute, elle l’avait prédit. Y a un mec qui s’assoit en face d’elle, qui commence la discussion avec des phrases toutes faites, avec des mots qui sortent difficilement de sa bouche. C’est peut-être à cause de ses dents en moins, peut-être aussi à cause de l’alcool qu’il a dans le nez. Elle l’envoie bouler, Georgie, elle veut pas discuter. Avoir une conversation décente, à la limite, mais là, elle sait bien que ça volera pas haut. Elle le rembarre comme pas permis, elle vide sa bière d’une traite et tant pis pour le mal de tête. Elle commence à se lever, elle veut pas s’embêter avec ce genre de phénomène. Mais il a pas l’air de cet avis le monsieur, il attrape la bouteille vide que Georgie avait laissé sur la table, il la balance sur le mur à côté d’elle. Ca explose et y a du verre partout. Elle a mis ses bras devant elle en croix dans un réflexe, elle a échappé au pire, mais y a des débris de verre qui lui sont revenus quand même. Elle a peut-être évité de se crever un œil, mais son bras saigne un peu, une mauvaise coupure. Elle ose pas parler, elle a peur qu’il continue, il s’est levé déjà, elle sait pas ce qu’il va faire. Elle recule Georgie, comme un instinct, faut qu’elle déguerpisse d’ici.