Le clavier m'appelle. Il m'interpelle. Je vois ses touches, et je m'approche, comme envoûté. Mes doigts hésitent, avant de glisser au dessus d'elles, tendrement. Le clavier m'appelle. Et je cède à ses caprices.

Écrire pour lire, lire pour écrire. L'un ne va pas sans l'autre. Mon regard balaie cette étagère remplie d'un geste furtif, avant de se reposer sur l'écran. Je repense déjà à cette machine à écrire, fidèle au poste, qui m'avait accompagné des années durant. Lorsque les ordinateurs n'existaient pas.

Lorsque les ordinateurs n'existaient pas.

Parce que j'ai l'âge de pouvoir dire ou penser des choses pareilles. Les années se suivent et s'accumulent à une vitesse alarmante, mais je ne peux rien pour les empêcher de continuer. Dans le miroir, je vois une ride, un cheveu blanc. On ne le dit jamais, mais on le remarque aussi, nous, les hommes. On aime faire croire que les femmes sont les seules à se préoccuper de leur apparence. En réalité, il n'en est rien.

Les mots se suivent, sur l'écran. Comme des insectes agglutinés en meutes, les voilà qui s'amusent à recouvrir la page virtuelle de toutes leurs lettres aux formes distinctes les unes des autres. « Il se plaisait à marcher dans les rues, la nuit, lorsque personne n'osait s'y aventurer. » Écrire sur sa vie, écrire sur ce que l'on connaît. Parler d'expérience ... Il n'y a que ça de vrai.

Mes expériences sont uniques. Réelles. Personnelles. Écrire sur ce que l'on connaît ... Il n'y a pas d'autres possibilités. Parce que l'on s'efforce de déformer ses expériences pour leur donner un nouveau sens, ou qu'on se sert de celles que l'on n'a pas vécues pour servir de base à nos idées. Au final, nous sommes tous emprisonnés dans la sphère limitée de notre imagination, elle-même confinée par les frontières de notre savoir.

L'humanité, ce fléau. Le désir d'être davantage, sans avoir la capacité de le devenir pour autant.

J'ai renoncé à l'idée-même de pouvoir avoir un peu de contrôle sur le monde autour de moi, car il n'en est rien. Je n'ai de contrôle que sur moi-même. Mes actions, mes idées. Mon imagination. Parfois, elles se plaisent à se rebeller et à se dresser contre moi, dans ce jeu de pouvoir enflammé et incessant auquel nous jouons depuis la nuit de temps. Ces excès ne durent jamais longtemps. Finalement, elles finissent toujours par s'amadouer et rentrer dans leurs tiroirs attitrés. Mon cerveau est comme un bureau dans lequel, à défaut de ranger des feuilles et des dossiers, j'y range toutes mes pensées et idées.

La dernière fois que mon inspiration m'a fait faux-bond, cela avait duré deux ans.

Un rasoir délaissé devant le miroir de la salle de bains. Des vêtements oubliés au fond d'un tiroir. Des cheveux et une barbe négligés davantage qu'à l'accoutumée. L'étincelle, la flamme, s'était éteinte. Plus de passion, plus de désir. L'écriture s'était envolée. Chaque mot écrit m'en faisait effacer deux autres. Mon histoire n'avançait plus ; elle marchait à reculons. Je me suis renfermé sur moi-même, j'ai renoncé à ce qui m'était cher. J'ai tout perdu. Carrière, mariage, succès.

Je suis revenu ici, dans ma ville natale, comme cet écrivain déchu, ce poète raté. Celui qui s'était enfui, son diplôme en poche, afin de changer le monde à travers ses écrits, avant de rentrer chez lui patraque pour la crise de la quarantaine.

C'était il y a quatre ans.

Le goût du risque avait disparu. Je ne découvrais plus le monde à travers de nouveaux yeux – je me contentais de le repasser devant mes iris désabusés et usés. Il n'y avait plus de passion dans ce que je faisais. Il n'y avait plus de raison d'écrire. Il n'y avait plus rien.

Il est arrivé, avec ses rêves et ses illusions, et je lui en est voulu. Sa jeunesse était un affront à ma maturité. Son absence d'expérience, une insulte à la mienne. Son enthousiasme narguait ma retenue et c'est sans hésitation que je l'ai remis à sa place. Quelques mots incendiaires déposés sur une page ... C'était facile à faire. Bien agréable. Je me voyais prendre goût à cette nouvelle carrière. Au final, cette critique acidulée avait été un choix. Je ne regrette rien.

Deux années se sont écoulées, depuis. Deux années comblées par des tensions, des mystères, des secrets, des insultes. Deux années tumultueuses, deux années enflammées, deux années de passion, de colère, de rêves brisés et effondrés. Puis, l'aveu. Le rejet. Le désespoir. La renaissance. Dans son absence, j'ai retrouvé l'inspiration. La plaie béante de mon être se refermait à chaque nouveau mot qui me revenait. Ils se succédaient facilement, sur cette page digitale. Mon manuscrit avait retrouvé de l'éclat. Un peu de zeste, un peu de lumière ... Petit à petit, mon histoire s'est concrétisée.

BLACK whites. Après BLACK., BLACK wives., BLACK wounds. et BLACK worlds., il y avait BLACK whites. Inspiré par ma vie, encore et toujours. Il y figure, également. Lysander. Je n'aurais pu le terminer sans lui.

Maintenant, c'est fini. Terminé. Ce manuscrit, je viens de l'envoyer. Et maintenant ? Tout recommence. L'édition. Puis, la publication. La distribution. La promotion. Sessions de dédicaces, interviews et comptes rendus. De nouveau sous les feux des projecteurs, ma vie et mon oeuvre seront révélées au monde entier pour une dissection des plus assidues.

Je referme l'écran. Profiter du calme avant la tempête. Le reste ne saurait plus tarder. Un soupir s'échappe. Mon regard se perd. Je vagabonde ... Je disparais dans mes songes. Destination ?

Mon prochain roman.