UC.

Le silence qui règne dans la pièce est si lourd qu’il t’assomme presque. Tu sais qu'elle te fixe Kathleen. Tu sais qu'elle te fixe mais tu t'en fous. Tu prends même pas la peine de quitter ton journal des yeux. Elle va exploser d'une minute à l’autre, c'est évident. Tu espères juste que tu auras fini ton café suffisamment tôt pour pouvoir te tirer à temps et limiter les dégâts. C’est lâche ouais, mais t’es fatigué de tout ça. T’as pas envie d'une dispute, pas si tôt dans la journée et pas à ce sujet. Parce qu’en soit, elle n’a même pas besoin d’ouvrir la bouche. Tu sais déjà ce qu'elle va dire, tu sais déjà ce qu’elle te reproche. Toujours la même chose depuis des mois : tu te laisses bouffer par ton travail. T’es à l’évier en train de laver ta tasse lorsqu’elle craque enfin. Fais chier putain. « Tu sais quoi ? J’ai l’impression de vivre avec un fantôme. T’en as juste rien à foutre de moi en fait. » Elle est anormalement calme. C’est certainement ça qui te pousses à lever les yeux vers elle. L’océan rencontre l’émeraude un bref instant. Mais t'y arrives pas, tu peux juste pas soutenir son regard. Parce que tu supportes pas la tristesse et la colère que tu y lis, ça te rappelles juste un peu plus à quel point t'as merdé, à quel point t’es incapable d’être aussi présent que tu le devrais pour ta famille. Parfois, t’aimerais dire que t’es désolé, t’aimerais dire que t’assures pas, que tu le sais très bien. Mais dans le fond, ça changerais rien et y’a cette putain de fierté qui t’étouffes tellement que t’arrives pas à parler. « Tu sais très bien que c’est faux Kat’. » T’as pas envie d’être agressif mais les mots t’écorchent tellement la bouche que tu le deviens. Elle soupire, déçue. Parce qu’une fois encore tu te braques, parce qu’une fois encore, tu réagis pas comme il faudrait. « J’suis juste… » T’es juste quoi, en fait ? Vidé, épuisé, à bout de nerfs ? Qu’est-ce qui conviens le mieux à ta situation ? « Avec le boulot, c’est compliqué. J’fais c’que j’peux, vraiment. » Kathleen, elle te rit au nez. Elle le fait parce que c’est ça ou te gifler et qu’elle sait que t’apprécierais franchement pas. Si t’étais pas aussi blasé, peut-être que tu rirais toi aussi. Au lieu de ça, tu te contentes de croiser les bras et de t’appuyer contre le plan de travail. « Si tu m’écoutais, ça fais longtemps que tu l’aurais quitté ton putain de travail. T’es en train de sombrer Mat’, et si tu continues, tu vas nous entraîner avec toi. C’est ça que tu veux ? » Sa voix se brise sur la fin et tu réalises à quel point c’est dur pour elle, à quel point elle s'inquiète. Peut-être même plus que tu ne le pensais. Elle s’apprête à s’échapper lorsque tu te décides enfin à bouger pour aller l’emprisonner dans l’étaux de tes bras. Kat’, elle est pas comme ça. Elle partage pas ses mauvais moments, elle aime pas se laisser aller. En dix ans, tu peux compter sur les doigts d’une main les fois où elle s’est autorisé à pleurer devant toi. Pourtant, là, elle cherche même pas à te résister. Elle se laisse juste aller contre toi, sa tête posée sur ton épaule. « S’il te plait, si tu le fais pas pour moi penses au moins à Roxanne, elle comprend pas ce qui arrive à son papa elle… » Tu grimaces. Si on t’enfonçais un couteau dans le ventre, tu ressentirais probablement exactement la même chose qu’en entendant ces mots. Ta gorge se serre et plutôt que de faire une promesse que tu ne sauras pas tenir, tu te recules pour capter son regard. Tu ne te défiles pas cette fois bien au contraire. Tu essaies d’exprimer tout ce que tu n'as pas le courage de dire, tout ce qui te pèses tant. Je t’aime, je suis désolé, je sais que je te fais du mal, je sais que tu mérites mieux. Kat’, elle te sourit et elle se met sur la pointe des pieds pour t’embrasser tendrement. Parce qu’elle comprend, parce qu'elle te connait par coeur, parce qu’elle sait. « Files, tu dois déjà être en retard. J’ai rendez-vous à la banque en fin de matinée, j’emmène Ro’ avec moi. Fais de ton mieux pour ne pas rentrer trop tard ce soir d’accord ? » Tu souris tout contre ses lèvres à cause du manque de conviction que tu perçois dans sa recommandation. « J’essaierai. » Tu sais qu'elle n’en croit pas un mot mais elle ne dit rien, elle te regarde simplement attraper ton arme de service que tu ranges dans un tiroir fermé à double tour, hors de portée de votre fille. « À ce soir amour. » Et tandis que tu refermes la porte d’entrée, tu te fais la promesse de rentrer tôt, qu’importe ce que te réserves ta journée.

UC.