Ils avaient tout de la famille parfaite et modèle. Deux filles aimantes et bien élevées. Des parents amoureux même après toutes ces années passées. Une vie calme, paisible et bien rangée. Rien ne présageait ce qui allait se passer ensuite. L’illusion aurait pu durer encore et encore…  Car cette vie-là, cette vie parfaite et sans encombre n’était qu’une chimère, qu’un mirage qui a fini par disparaître avec le temps, qu’un rêve qui a fini par s’envoler pour de bon. Pourtant aucun d’eux ne l’avait vu venir. Aucun d’eux ne s’était préparé à ce que l’avenir leur réservait…

Elle était heureuse. Comblée. Pendant des années, le bonheur faisait partie intégrante de son quotidien. Son enfance était des plus normales, des plus basiques. Quitter l’Irlande, son pays d’origine, n’a eu aucun effet sur l’aînée Laurens, encore trop jeune pour s’attacher sentimentalement à la ville dans laquelle elle avait vu le jour. Rien ne semblait pouvoir altérer sa bonne humeur et son envie de réussir. Malgré quelques frictions avec son père parfois un peu trop autoritaire, elle se savait chanceuse et elle était reconnaissante pour l’amour et la stabilité que ses parents ont su lui donner tout au long de ces années.

Mais l’oiseau avait besoin de prendre son envol, de vivre autre chose que cette routine dans laquelle elle s’était enfermée. Elle avait besoin de plus… Envie de liberté qu’elle ne pouvait contrôler. Désir puissant d’évasion. Elle aimait Los Angeles, elle aimait la vie qu’elle s’était construite ici au fil du temps. Mais cela ne lui suffisait plus… Plus désormais. Elle rêvait de grands espaces et de paysages magnifiques. Elle savait que le monde regorgeait de lieux à la beauté non soupçonnée, des lieux qu'elle désirait à tout prix découvrir. Elle voulait être surprise, émerveillée, transportée. Comme si quelque chose de mieux l’attendait ailleurs. Comme si elle n’avait pas d’autres choix que de partir. Elle ne pouvait s’épanouir ici, elle le savait, le sentait… Alors elle avait fait son choix. Un choix qui avait changé bien des choses, à son grand désarroi…

Jamais elle n’aurait pensé être celle qui allait détruire cet équilibre si parfait qu’ils avaient réussi à construire. Comment aurait-elle pu prédire qu’elle serait l’élément déclencheur ? Qu’elle serait celle qui entraînerait la chute de sa propre famille ? Encore aujourd'hui elle a du mal à comprendre comment les choses ont pu si mal tourner... Tout cela n'avait aucun sens. Pourtant, elle ne pouvait se défaire de cette culpabilité qui se faisait de plus en plus forte au fil du temps. Sentiment destructeur qui ne la quittait plus depuis des années. C’était elle le point de rupture. Elle était l’étincelle qui avait allumé ce feu destructeur. Elle était celle qui avait mis fin à cette harmonie suprême, à cette union sublime. Coupable, pour toujours…

Elle revoit encore son regard, ses yeux teintés d’une colère noire. Elle entend à nouveau sa voix. Cette voix rauque, dure, froide, empreinte d’amertume et de rancœur. Elle sentait sa déception, encaissait sa rage. « Tu ne partiras pas Charlie, il en est hors de question ! » Il n’acceptait pas son choix. Il ne comprenait pas ce besoin urgent de s’enfuir, cette envie d’ailleurs. Fermé. Glacial. Le père Laurens ne semblait pas décolérer, trop borné pour tenter de saisir les motivations de sa fille, trop égoïste pour la laisser vivre la vie dont elle rêvait. « Et qu’est-ce que tu comptes faire hein ? Tu crois pouvoir m’enfermer ici toute la vie ? Tu crois pouvoir m’empêcher de faire ce dont j’ai envie en espérant que je finisse par te remercier de m’avoir gardé prisonnière ? » Jamais auparavant elle n’avait osé tenir tête à son père. Elle ne s’était jamais rebellée, jamais mis en travers de la route de ses parents. Mais cette fois-là, elle ne pouvait se taire. Elle ne pouvait accepter le refus de son paternel. « Je ne t’appartiens pas papa… » La bombe était lâchée. Elle se souvient du regard qu’il a posé sur elle après ça. Un regard froid. Elle l’avait blessé, elle le savait mais elle ne pouvait plus revenir en arrière. Il fallait qu’il comprenne… Elle n’était pas son esclave, elle était sa fille…

A partir de ce jour-là, tout avait changé. Tout s’était écroulé tel un château de cartes en pleine tempête. Elle n’aurait jamais cru son père être aussi têtu, aussi fermé. Il ne comprenait pas son ambition. Il voulait la façonner à sa manière, faire d’elle celle qu’il voulait, celle qu’il imaginait. Mais ça ne marchait pas comme ça… On ne peut pas forcer les gens à devenir ceux que l'on veut qu’ils soient. Il faut laisser chacun vivre sa vie comme il l’entend. Chose que son père n’était visiblement pas prêt à accepter, préférant renier sa fille que d’accepter qu’elle ne pense pas comme lui. Lien puissant pourtant brisé à jamais… C'est à ce moment-là qu'elle s'est découvert une force qu'elle ne soupçonnait pas. Une volonté à toute épreuve, infaillible, indestructible. Elle réalisa alors à quel point elle était prête à se battre pour ses convictions. Personne ne l'empêcherait de faire ce qu'elle désirait. Personne ne la forcerait à vivre une vie dont elle ne voulait pas. Personne.

« Pourquoi Charlie ? Il y a des études de journalisme ici aussi... » Olivia. Sa sœur. Son ange. Sa princesse. Elle a le cœur qui se serre de voir sa sœur dans cet état, les larmes ruisselant sur son doux visage. Elle s’en veut de lui infliger toute cette peine, de blesser celle qu’elle a toujours pris soin de protéger. « Hey Oli' ne t'en fais pas, dès que j'ai terminé mes études je rentre à la maison. Tu verras ça va vite passer ! » Elle tente de la rassurer, de l’apaiser. Elle ne part pas pour toujours, elle sait au fond qu’elle finira par revenir, qu’elle a seulement besoin de vagabonder un peu pour mieux retrouver sa place, pour mieux comprendre qui elle est. Elle serre sa sœur contre elle, respire son parfum comme pour s’en imprégner, comme pour s'en souvenir lorsqu'elle passera ces mois loin d'elle. Tu vas me manquer... Ce départ est aussi déchirant pour Olivia qu’il l’est pour elle. Mais elle n’a plus le choix, plus depuis que son père s’est mis en travers de son de chemin. Il faut qu’elle parte…

Elle se souvient de cette nuit, de ces rires échangés, de ces sourires qui ne quittaient plus leurs visages. Elle se rappelle à quel point le temps avait filé, à quel point tout semble si rapide lorsqu'on se sent bien. Moments trop courts d’un bonheur réel, pur, sincère. Elle partait le cœur lourd mais aussi rempli de cette joie, de cette complicité partagée le temps d’une soirée. Elle aurait voulu l’emmener avec elle, faire vivre à sa sœur cette aventure si particulière, cette expérience unique. Elle aurait voulu partager ça mais elle ne pouvait pas… Alors elle s’en est allée, laissant sa sœur derrière elle. Abandonnant cet ange si cher à son cœur. Ne m’en veux pas Olivia…

Evasion. Des kilomètres parcourus à travers les pays. Des heures et des heures passées dans une voiture minuscule. Des images magnifiques gravées à jamais dans son esprit. Liberté trouvée. Bonheur irréel. Aller où on veut, quand on veut. Passer d'une ville à une autre. Ne pas s'ancrer quelque part. Faire des rencontres surprenantes. Des rencontres qui peuvent changer votre vie. Des rencontres qui vous marquent à jamais. Et puis il y avait lui… Wyatt. Un regard à vous faire chavirer le cœur. Beauté naturelle dont il savait se servir. Comment ne pas craquer ? Comment résister à une tentation si forte, si puissante ? Elle sentait son cœur battre plus fort chaque jour de plus qu’elle passait à ses côtés. Parce qu’elle partageait avec lui ces moments uniques dont elle avait rêvé... Mais plus on s’envole, plus la chute est brutale.

« Tu as toujours su qui j'étais. On ne va nulle part ; autant écourter nos pertes tant qu'il en est encore temps. » Elle l’entend encore. Elle revit ce moment, cette rupture inattendue. Elle ressent à nouveau la douleur l’envahir. Il semblait si calme, si serein, comme si rien ne pouvait l’atteindre, comme si tout ce qu’ils avaient vécu n’avait pas la moindre valeur à ses yeux. Elle n’y croyait pas… Mais la détermination qu’elle lisait dans son regard balaya tous ses doutes. Il l’abandonnait. Il laissait tout tomber, comme ça, d’un simple claquement de doigts. Elle s’était fait prendre au piège de l’amour, aveuglée par son attirance, étourdie par sa passion. Elle l’aimait… Il était probablement le premier homme à lui faire ressentir cela, le premier à la rendre folle. Il a éveillé son cœur pour mieux le détruire. Il l’a laissé là, sans se retourner, sans rien dire de plus. Il n'y avait aucun regret dans sa voix, aucune douleur dans son regard. Elle n'était qu'une aventure, qu'un chapitre dans sa vie. Princesse brisée par un amour envolé…

Elle a pensé à lui durant des jours, des semaines. Elle se rappelait chacun des moments passés à ses côtés, de ce road trip qui restera malgré elle gravé à jamais dans sa mémoire. Ce n’était pas ce qu’elle avait prévu. Ce voyage-là n’était qu’un intermède, qu’une pause qu’elle s’était accordée avant d’attaquer son grand périple. Malgré sa peine, elle ne regrettait rien. Ni son amour pour Wyatt, ni ses heures passées sur la route, ni les galères qu’ils ont dû affronter quelque fois. Toutes ces petites choses avaient fait d’elle celle qu’elle était aujourd’hui. Elle avait changé. Grandie. Mûrie. Elle avait une vision différente du monde et des gens. Son ambition n’en était que plus forte, tout comme la jeune femme qu’elle était désormais. Elle avait l’impression que plus rien ne pouvait l’arrêter, que personne ne pouvait se mettre en travers de son chemin. Elle était devenue cette brillante étudiante, cette jeune femme courageuse qui n’avait pas craint de quitter son pays pour vivre de nouvelles choses. Mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille et elle allait l’apprendre à ses dépens…

Londres, 2010. Elle attaquait sa troisième année en journalisme, elle rayonnait, s’épanouissait dans cette ville qui était devenue sienne. Elle se souvient de ce jour comme si c’était hier… Un appel. Le téléphone qui vient s’écraser contre le sol. Son cœur qui se tord de douleur. Sa voix qui se brise dans un sanglot alors que les larmes viennent dévaler ses joues. Elle se rappelle de chaque seconde, de chaque instant. Sa mère venait de perdre la vie. On venait de lui enlever son être le plus précieux. Morte. Ce mot résonnait en boucle dans sa tête sans qu’elle ne parvienne à réaliser l’ampleur de la chose. Parce que nous ne sommes jamais préparés à cela. Parce que nous sommes incapables d’anticiper cette souffrance, ce vide qui vient se former au creux nous. Elle perdait son repère, son équilibre, son étoile. Elle ne réalisait pas. Elle ne pouvait pas l’accepter. Elle ne voulait pas l’accepter. Pas maintenant… Mais la vie ne lui donnait pas le choix. Elle devait avancer. Elle devait continue à vivre sa vie avec ce trou béant dans la poitrine. Avec ce cœur brisé par une injustice trop grande. Sa mère s’en était allée pour toujours... Et il ne se passait pas un jour sans qu’elle ne pense à elle. Si tu savais comme tu me manques…

Elle était rentrée à Los Angeles assister aux obsèques de sa défunte mère. Son père ne lui avait pas adressé le moindre mot, gardant ce visage fermé qu’il avait quand elle était partie. Elle ne pensait pas sa rancune aussi tenace. Elle n’avait rien dit. Elle avait compris qu’enterrer la hache de guerre ne servirait à rien, que le gouffre qui s’était créé entre eux ne pourrait jamais plus se combler. Alors elle s’était concentrée sur sa sœur, sur son petit ange blessé. Elle avait tenté de la réconforter, de la protéger de cette peine qui venait l’envahir. Seulement au fond elle était tout aussi brisée qu’elle. Elle essayait de se montrer forte, de garder la tête haute mais en vérité, tout n’était que chaos. Elle était restée quelques semaines, pour sa sœur principalement, mais aussi pour retrouver cette ville qui lui rappelait tant sa mère disparue. Seulement, elle ne supportait plus le silence de son père. Elle n’en pouvait plus de cette ambiance glaciale qui régnait dans la maison familiale. Elle ne parvenait pas à faire son deuil. Pas comme ça, pas ici… Alors elle était repartie. Elle était retournée accomplir ce rêve commencé il y avait déjà trois ans de cela, sans se douter le moins du monde de l’enfer que vivait sa petite Olivia…

Los Angeles, 2013. Elle avait fini par revenir pour de bon. Diplôme en poche mais le cœur lourd. Elle avait fui. Elle avait laissé tomber sa sœur au moment où elle avait le plus besoin d’elle. Elle ne se pardonnait pas son départ mais c’était trop tard désormais. Les choses avaient bien changé depuis. Elle avait l’étrange impression de n’être qu’une inconnue dans cette ville, qu’une étrangère entre ces rues. Au bout de quelques mois elle avait fini par décrocher un petit boulot au LA Times. Son dossier en béton et l’encensement de ses anciens profs avaient grandement aidé la belle dans sa démarche. Mais c’était son ambition, son dynamisme et son talent qui lui avait permis de gravir rapidement les échelons au point qu’elle soit désormais reporter pour le célèbre journal. Charlie n’hésitait pas à creuser là où d’autres avaient tendance à lâcher l’affaire. Elle allait toujours au fond de ses enquêtes, peu importe le risque qu’elle prenait, peu importe le danger que cela représentait. Elle avait travaillé dur pour en arriver où elle en était aujourd’hui. Pourtant, sa vie était loin d’être une réussite… Elle ne savait comment se rattraper auprès d’Olivia, comment effacer toutes ces années passées loin d’elle. Même après trois ans ici, les choses ne s’étaient pas réellement arrangées. Elle comprenait sa sœur. Elle comprenait sa rancœur et sa peine. Mais elle était prête à tout pour se faire pardonner…