UNE VIE BRISÉE.
Le froid. Tu te souviens du froid mordant. La nuit aussi. C'était en hiver, en décembre, la nuit tombait toujours bien trop vite. Les mains enfoncées dans tes poches, le nez planqué dans ta grosse écharpe, tu fulmines. Nate, ton petit ami, a embrassé une autre fille. Certes, vous n'aviez pas encore couché ensemble, mais ce n'était pas une raison. Vous étiez en couple et il avait trahi ta confiance. Le pas décidé, tu tournes. Tu prenais toujours ce raccourci. Ta mère n'arrêtait pas de te dire de l'éviter, mais ce que tu voyais surtout c'est que ce raccourci t'évitait dix minutes de marche supplémentaire. Au vu de la basse température, tu n'avais qu'une idée en tête : rentrer et te servir un immense chocolat chaud. Mais ta rancoeur envers Nate t'avait bandé les yeux et tu n'avais pas remarqué ce van noir. Comme dans les films, s'arrêter derrière toi. Tu sursautes même quand l'homme t'interpelle. Mademoiselle, s'il vous plait.. Tu te retournes brusquement pour jauger l'homme en face de toi. Il tient une carte et semble simplement perdu. J'ai l'impression que ma carte n'est pas à jour, parce que je voudrais me rendre à cette adresse mais je n'y arrive pas.. Tout au long de sa tirade, il s'avance doucement pour te montrer la carte en question. C'est lorsque tu te penches dessus que soudainement, il la lâche pour te tirer les cheveux et t'appliquer un tissu sur la bouche. Sans même comprendre ce qu'il t'arrive, tu tombes dans les vapes. C'est alors que commence ton cauchemar.. Toi qui pensais que tu avais une vie comme les autres, que les risques et les dangers qu'on voyait à la télé était lointains. Toi qui pensais que les choses horribles qui passaient aux infos n'arrivaient qu'aux autres. Finalement, tu seras la prochaine alerte enlèvement.


LE RÉVEIL.
Tu ne contrôlais plus rien. Les yeux à peine ouverts, tu n'as cherché qu'une chose : une sortie. Mais la vérité était simple. Horriblement simple : il n'y en avait aucune. La seule porte était celle de la cave, en haut des escaliers, solidement verrouillée. Tu as alors fouillé sans relâche. Pendant des minutes, des heures peut-être. Jusqu'au moment où tu t'effondres, si vite que tu ne t'y attendais pas toi-même. L'horreur. L'adrénaline ne fait plus son effet et une avalanche de larmes s'abat sur ces joues innocentes. Encore innocentes. Plus pour très longtemps. Les épaules secouées, les jambes tremblantes, une idée te vient soudain en tête.. Comme une dernière tentative de te sortir de là sans séquelles. Veine. Inutile. Vouée à l'échec comme toutes les autres durant les nombreuses années qui t'attendent et se rient de toi tandis que tu te mets à hurler. Hurler. Hurler à t'en arracher la gorge. Crier pour qu'on t'entende peut-être. Sens relâche, sans arrêt. Hurler à t'en déchirer les tympans mais personne ne vient. Personne que tu espérais voir en tout cas. La porte s'ouvre violemment et tu te réfugies dans un coin de la pièce, recroquevillée, les genoux contre ta poitrine. Des pas qui descendent doucement, confiants. Tu sais, ça ne sert à rien de crier. Personne ne t'entendra. Jamais.. Tu es ici, avec moi, c'est ta nouvelle vie maintenant. Il s'avance vers toi, et toi, tu restes immobile. Statue forgée dans l'angoisse et la peur, tu ne sais pas ce qu'il va se passer.. Ta seule certitude est qu'il faut absolument trouver un moyen de sortir de ce cauchemar.


L'ESPOIR.
L'espoir. Oui, tu as longtemps espéré. Espéré plusieurs issues possibles à cet enfer. Tout d'abord, parce que les premiers temps, ce n'était pas si horribles. Au début, il était plutôt gentil avec toi. Il venait, il te parlait. Il demandait un peu de conversation, un peu d'attention. Il te nourrissait correctement, prenait soin de toi. Alors, au fil des discussions, tu espérais qu'il te relâche un jour. Après tout, à cette époque, il n'avait pas l'air si horrible. Il avait juste l'air paumé, l'air d'avoir besoin de quelqu'un qui l'écoute, qui lui prête de l'attention. Une fois, il avait même avoué qu'il se sentait invisible dans ce monde immense, que les gens ne faisaient pas souvent attention à lui. Surtout les femmes, avait-il précisé. Etait-ce pour cela qu'il t'avait enlevé ? Peut-être. Et puis, et puis tu ne pouvais t'empêcher de penser que les forces de l'ordre devaient bien te chercher. Tout comme ta famille. Tout comme tes amis. En résumé, si Oliver ne te relâchait pas - il t'avait demandé de l'appeler par son prénom - quelqu'un arriverait certainement un jour ou l'autre pour te délivrer de cette cave un peu glauque. Alors oui, tu espérais, mais cela n'a pas duré.


LA DESCENTE AUX ENFERS.
Oui, un jour, tu as cessé d'espérer. A vrai dire, tu ne saurais pas vraiment dire quand. Tu sais juste qu'un jour, cela t'a sauté aux yeux. Tu n'espérais plus sortir de cette cave un jour. Tu avais bien compris que personne ne te trouvait et qu'Oliver n'avait plus aucune intention de te relâcher. Tu avais beau lui promettre de ne pas porter plainte, de ne rien tenter contre lui, il avait peur d'aller en prison. Il disait ne pas vouloir être enfermé entre quatre murs alors qu'il t'avait réservé ce même sort, exactement. Enfin non. Pas exactement. Si au départ Oliver demandait simplement un peu d'attention, cela n'a pas duré. Par la suite, il a demandé un peu plus, puis encore plus. Il a demandé des massages, des câlins. Il a demandé à te caresser. C'est à cette demande que tu as dit non la première fois, et c'est à ce moment que le gentil Oliver s'est transformé. L'horreur est alors devenu l'enfer sur Terre. Privation de sommeil, privation de nourriture, privation de lumière. Chaque fois que tu refusais quelque chose ou que tu n'étais pas assez convaincante, il se vengeait, te punissait. Le pire, c'était le noir complet. La nuit totale. Au bout de plusieurs heures, ou peut-être simplement de quelques minutes, tu n'avais plus aucun repère.. A part ton lit de fortune. Tu t'accrochais à ton lit tellement fort que tu en avais les doigt douloureux, engourdis et même parfois figés lorsqu'il redescendait voir si tu avais changé d'avis.


LA HAINE.
Des années. Tu aurais cru que des décennies étaient passées. Mais non. Simplement des années. Quelques malheureuses années. Oliver refusait de te donner la date ou tout autre repère sur ce qui se passait à l'extérieur. Tu étais seule au monde avec ton bourreau. Tu ne savais pas ce que devenait ta famille, tes amis ou encore ton ancien petit ami. Bizarrement, tu tentais de te raccrocher à une chose alors : la haine, la colère. Oui, tu as eu cette phase de violence envers Oliver. De coups, d'insultes, comme pour tenter de te battre contre une cause perdue d'avance. Tu savais, au fond, que le combat n'avait rien d'équitable mais tu as eu cette période où il fallait que tu fasses quelque chose. Que tu exprimes toute cette colère en toi, contre ce destin horrible, que tu n'avais pas mérité. Alors pendant plusieurs semaines, tu t'es battue, débattue. C'est certainement lors de cette période que tu as récolté le plus de cicatrices. Tu avais eu le droit à beaucoup de châtiments corporels en plus des punitions plus psychologiques. C'est durant cette période que tu avais eu le droit à la ceinture, aux brulures, aux coupures et autres idées aussi sordides. Finalement, cette phase a prit fin. Oliver avait gagné. Il avait gagné non seulement la partie, mais aussi la guerre.


LE DÉSESPOIR.
Tu n'étais plus personne. Tu le savais. Aux yeux du monde, tu n'étais plus rien. Certainement morte aux yeux de ceux que tu aimais, plus aucune raison de chercher une personne disparue depuis aussi longtemps après tout : il était plus probable qu'elle soit morte. Mais non, tu ne l'étais pas. Enfin, pas physiquement. Mais tu ne ressentais plus grand chose à l'intérieur. Tu n'étais plus qu'une poupée. Poupée de chiffon aux griffes d'un prédateur sans conscience. Tu n'arrivais même plus à avoir peur. Tu n'étais plus rien. Tu avais bien pensé tenter de mettre fin à tes jours, mais il faisait bien trop attention à ne rien laisser trainer pour que tu puisses mettre fin au supplice. Non. Tu n'avais même pas le droit de décider de la fin de ton existence. Oui, Oliver avait gagné la guerre.


LA FIN ?
Assourdissant. Le bruit était assourdissant. Au début, tu n'as pas reconnu ce que c'était. Premièrement parce que le bruit t'avait réveillé en sursaut et puis parce que tu n'avais pas entendu autant de sons différents depuis bien longtemps. C'était des pas. Des pas et des voix. Des voix bien différentes les unes des autres. Tu as l'impression de comprendre et en même temps, tu es totalement perdue. Tu ne bouges pas, apeurée, intriguée et surtout certaine d'halluciner. Et puis, le verrou de la porte de ta prison explose. La lumière s'infiltre dans le noir que te faisait subir Oliver depuis.. Depuis tu ne sais combien de temps. Tes yeux se ferment par réflexe et tu ne peux t'empêcher de le fermer un peu plus fort encore. Tes mains tremblantes s'accrochent au lit qui te sert de repère depuis bien longtemps maintenant. Nous l'avons trouvée, dans la cave. Je répète, nous l'avons trouvée. Tu restes immobile. Tu n'oses pas bouger, pas faire un son. A vrai dire, tu ne sais pas quoi faire. Après ce qui te semble une petite éternité, une main se pose doucement sur ton bras. Sarah ? Tu sursautes violemment et un petit cri s'échappe de ta gorge. Soudainement, tes yeux s'ouvrent sur un homme aux yeux bleus. D'un bleu doux, rassurant. Vous voulez bien nous suivre, nous allons vous sortir d'ici, d'accord ? .. C'est terminé, Sarah, c'est fini. Tu t'es redressée, recroquevillée sur toi même, les bras autour de tes genoux serrés contre ta poitrine. Sans même t'en rendre compte, exactement la même position que la première rencontre d'Oliver en tant que bourreau. Seulement, tu ne bouges pas tout de suite. Tu ne comprends toujours pas, les mots doivent se frayer un chemin jusqu'à ton cerveau. Lui doit ensuite l'analyser et seulement après de longues secondes d'attente, tu comprends enfin. Les mots te percutent de plein fouet et les larmes dévalent les pentes de tes joues. Alors seulement, tu hoches la tête.


L'APRÈS.
Contrairement à ce que l'on pourrait s'imaginer, l'après n'est pas plus simple. Non, en aucune façon. Et cela pour plusieurs raisons.

La première, la famille. C'est assez simple à résumer en premier lieu : ils avaient fait ton deuil. Tes parents et ta soeur te pensaient morte. Une stèle à ton nom trônait dans le cimetière familial et des photos souvenir ornaient la cheminée pour ne pas t'oublier totalement, mais pas trop présentes pour ne pas rappeler la perte d'un être cher. Pour eux, c'était comme si tu étais revenue d'entre les morts. Ils avaient avancé. Ils avaient appris à vivre sans toi. Tu étais le passé, tu venais bouleverser le présent. Le futur aussi. Il n'y avait que ton frère qui n'était pas passé à autre chose. Ton frère qui était devenu le cinglé de la famille, le paria qui tentait de retrouver une soeur très probablement décédée. Tu étais la pièce brisée qui venait bouleverser un peu plus une famille brisée. Tu étais de trop, mais tu ne savais pas où aller. Alors tu es restée dans une maison où tu n'avais plus vraiment ta place le temps d'essayer de t'accommoder à une vie qui avait beaucoup changé, à une société qui avait évolué, à un monde que tu devais apprivoiser.

Ensuite, il y a les séquelles. D'abord, les séquelles physiques. Les blessures, le corps cadavérique, le teint pâle comme un mort, les cicatrices. Oui, les cicatrices. Le besoin de les cacher à tout prix. Le dégout de les voir dans le miroir. Le dégout que tu ressens lorsque tu vois cette fille, cette étrangère dans le miroir, encore et toujours. La peur que l'on te touche, les sursauts incontrôlés lorsque c'est le cas. L'impossibilité d'envisager quelque forme d'intimité que ce soit. La peur de sortir, la peur de vivre. Et puis, les séquelles psychologiques. Les cauchemars. Les souvenirs. Les phobies. Phobie du noir, d'être enfermée, des petits espaces, de la solitude, des foules, du contact. La paranoïa qui s'installe. L'inquiétude à chaque van qui passe. L'inquiétude chaque fois qu'un homme de dos pourrait être Oliver. Les crises d'angoisses. Les larmes. Oui, beaucoup de larmes.

Mais il y a aussi autre chose : les gens. Leur jugement. Leur pitié. Même deux ans après. La pitié que l'on voit dans leurs regards tristes. Ceux qui n'osent pas te regarder franchement. Ceux qui tentent de te dire un petit mot gentil pour t'aider. Comme si te considérer comme une victime allait t'aider de quelque manière que ce soit. Et puis ceux qui pensent que tu devrais te remettre un peu plus vite, que tu dois te remettre dans le bain au plus vite pour oublier. Ceux qui pensent savoir mieux que toi ce que tu dois faire pour avancer, pour aller mieux, pour aller de l'avant. Ceux qui oublient qu'Oliver est toujours dans la nature. Qu'il pourrait être au coin d'une rue. Qu'il pourrait être n'importe où. Ceux qui oublient qu'ils ne sont pas toi, qu'ils ne sont pas à ta place.

Pour finir, il y a ce décalage entre toi et le monde qui t'entoure. Sur plusieurs point. Sur la technologie, qui a fait un bond en avant en autant d'années. Sur les codes sociaux, qui ne sont pas vraiment les tiens. Sur cette façon bizarre qu'a le monde de fonctionner : chacun centré sur soi et passant à côté de tout ce qui est important. Sur ce besoin que tu as de vivre l'instant présent uniquement sans réellement te soucier de l'avenir. Tout simplement parce que pour toi, l'avenir est une notion abstraite, quasi folle que l'on ne devrait pas prendre au sérieux. Pour toi, l'avenir n'existe pas, seul le présent à de la valeur. Seulement, tu vis dans une société faite de statistiques, de prévoyance santé et de nombres, et finalement, tu n'es pas vraiment adapté à ce mode de vie. Alors tu fais comme tu peux, savourant chaque petite victoire sans faire de plans, juste en essayant de profiter au mieux du moment présent.