Les poings fermés, les dents serrées, je fais les cents pas, en silence.

Un rendez-vous.

Je ne sais pas pourquoi je suis ici. Enfin si ... Je le sais ... Je ne sais pas. Je crois que je n'ai pas envie de me l'admettre. Et pourtant ... C'est bel et bien ici que mes pas m'ont guidé.

Cabinet de psychologie.

Cela doit faire bien deux ans que je n'ai pas mis les pieds par ici. En arrivant à Los Angeles, j'étais venu, quelques fois. Je croyais qu'une consultation par ci ou par là suffirait à réparer ce qu'il s'était brisé entre Deborah et moi. À l'époque, autant dire que j'étais toujours aveuglé par le voile de la naïveté oisive.

Et maintenant ?

Sourcils froncés, yeux concentrés, je fais les cent pas. Je suis préoccupé. Pourquoi je suis ici ? Mon coeur bat, tandis que j'attends. J'avais pris mon rendez-vous en ligne, comme à chaque fois. Un mardi soir, après le travail. 18h30. J'étais arrivé en avance. Comme à chaque fois. Et je n'ose toujours pas toquer. Je me demande si la sexagénaire myope se rappellerait de moi, après tout ce temps. Soyons sincères : probablement. Des patients comme moi ne déambulent pas tous les jours dans les cabinets. Généralement, on aime bien que nos vies privées restent ainsi : privées.

Je suis sur le point de remettre en cause tous mes choix de vie lorsque la porte s'ouvre enfin, à mon plus grand soulagement – et également, à ma plus grande angoisse. Mon coeur s'arrête un instant. Puis, pris de stupeur, je détaille la blonde qui me regarde, en souriant. C'est qui cette gamine ?

– Bonsoir, je ... Je crois que je me suis trompé de bureau, il me semblait avoir rendez-vous avec Miss Brentwood ?

   
   

seeds of time

   

D'après la liste de ma secrétaire, Brynn devait m'occuper aujourd'hui de plusieurs patients dont elle avait l'habitude de voir, hormis un nom qui l'interpella, celui de Peter Michaels.  Qui est cet homme ? Elle n'en avait aucune idée mais de toute manière elle allait bien le découvrir. Elle le découvrirait même très bientôt puisque c'est le prochain patient sur sa liste. Étant prévoyante, elle fit quelques recherches sur le logiciel de base médicale et psychologique américain pour retrouver l'individu, histoire de voir à qui elle aurait à faire. Bingo. C'est un ancien patient de madame Brentwood. Ah la madame Brentwood, était une sacrée bonne femme, toujours de bonne humeur, un peu fofolle sur les bords mais elle restait une femme agréable à côtoyer. Malheureusement du fait de ses soucis de santé, elle avait du partir en retraite anticipée, tout en prenant le soin de me confier une partie de son carnet de contacts avant de partir. Brynn se leva de son siège, ouvra la porte de son bureau et se dirigea vers la salle d'attente. Une seule personne s'y trouvait: ce devait surement être Peter Michaels d'après la photo qu'elle avait vu dans le logiciel.  Elle s'approcha de lui et lui dit chaleureusement : « Peter Michaels ? C'est à vous ». Il fut étonné de me voir, et lui dit qu'il attendait Madame Brentwood. Mais Brynn ayant tout prévu lui répondit presque instinctivement : « Oh, elle est indisponible pour le moment.Elle a du partir en retraite anticipée pour soucis de santé. C'est moi qui vais m'occuper de vous. Je vous en prie, venez dans mon bureau.». Ils pourraient ainsi discuter de tout cela au calme et dans un environement plus intimiste.
   

© TITANIA

   

« Peter Michaels ? C'est à vous. »

Mon étonnement doit se lire sur mon visage comme des lettres dans un livre pour enfants : de façon flagrante et explicite. Qui est cette femme ? Une chevelure plus blonde que la mienne, une peau plus blanche, également ... Un rayon de fraîcheur de jeunesse non-justifié pour les qualités de ce rendez-vous. Où est passée ma chère et tendre Miss Brentwood ? Certes, elle ne m'était pas particulièrement chère, et cette dame n'avait, somme faite, absolument rien de tendre ... Mais on avait réussi à établir un rapport de confidentialité et de confiance assez solide, au fil des mois.

La jeune femme me répond que Miss Brerntwood est indisponible. Un de mes sourcils s'arque dangereusement tandis que je cherche à comprendre. Retraite anticipée ? Soucis de santé ? Sans même songer à passer par les formalités, c'est assez abruptement que je lui réponds :

– Indisponible ? Depuis combien de temps ? Pour combien de temps ? Comment ça se fait que personne ne m'ait prévenu ?

Ma voix trahit quelque chose, mais je ne sais pas si c'est de l'agacement ou de l'angoisse. Comment a-t-elle pu m'abandonner avec cette gamine, cette ... cette ... cette garce de Brentwood ? Mais la jeune femme est déjà repartie. Je n'ai pas vraiment de choix : je la suis. J'entre discrètement dans ce bureau, qui a à la fois énormément changé sans changer du tout. Étrange. Mes yeux dansent frénétiquement d'un objet à l'autre, à la recherche d'un peu de familiarité.

– Et ... vous êtes qui, exactement ? Je lui demande, finalement, m'intéressant enfin à son existence. Je ne sais pas vraiment pourquoi, d'ailleurs : puisque Brentwood n'est pas là, si une chose est sûre et certaine, c'est que je ne compte pas rester bien longtemps dans le coin.

Spoiler:

 
 

seeds of time

 

Peter fut visiblement très étonné d'entendre Brynn dire que Madame Brentwood fut partie en retraite anticipée. Il paraissait vexé que personne ne l'est prévenu et le fait d’être  prit au dépourvu. Cela pouvait se comprendre, Brynn elle même détestait également les imprévus , elle lui répondit donc calmement « Ça doit bien faire un an qu'elle est partie.», elle poursuivit d'un air grave: « Elle ne reviendra pas. C'était une femme âgée voyez vous...». En réalité elle n'était pas si âgée que ça, mais rajouter ces mots afin pour but de rendre Brynn plus crédible aux yeux de Peter. Quant au fait que personne ne l'ai prévenu, Brynn n'avait pas forcément envie de dire ouvertement que madame Brentwood lui avait filé la moitié de sa clientèle avant de partir, c'était un sujet que Brynn considérait comme tabou. Elle se contenta donc de lui répondre:  « Madame Brentwood était mon mentor, c'est elle qui m'a quasiment tout appris dans ce milieu. Elle me connait depuis ma naissance». Cette affirmation était véridique.

Peter, moyennement convaincu par l'explication de Brynn finit tout de même par l'a suivre dans son bureau. Brynn fit signe à Peter de s'assoir.
Il demanda à Brynn de se présenter. Quelle idiote suis-je ! J'ai oublié de me présenter à mon nouveau patient : « Excusez-moi j'ai complètement oublié de me présenter ! Moi c'est Brynn Gabrielle Rhodes. Appelez moi simplement Brynn.J'ai obtenu mon doctorat en criminologie il y environ un an de l'université de Los Angeles. L'infrastructure dans laquelle vous vous trouvez est mon cabinet d'études psychologiques. Je suis donc spécialiste en criminologie mais mais pas uniquement, je m'occupe aussi de patients qui ont des problématiques plus communes et générales. Hum si vous avez des questions n'hésitez pas! » lui dit elle, le visage plein d’enthousiasme. Elle poursuivit :  « J'ignore pourquoi vous alliez voir madame Brentwood mais si vous acceptez de travailler avec moi, nous repartirons sur de nouvelles bases, ce sera comme un nouveau départ». Brynn pris sa tasse de café et commença à boire un peu. Elle releva ses yeux et demanda à son interlocuteur : « Voulez-vous du café? J'ai une machine de café dans mon bureau si vous le souhaitez»
 

© TITANIA

 

Spoiler:

Lorsqu'elle m'annonce que Miss Brentwood est partie il y a "bien un an", je crois d'abord à une supercherie. Un an ? Ce n'est pas possible ... La dernière fois que je l'ai vue c'était ... Attendons ... Un ... Deux ... Cinq ... Non, ce n'était pas il y a six mois, j'étais trop occupé avec le boulot à ce moment là. Sept ... ? Non plus ... Huit ... Merde, alors ... Je ne sais même plus. Quoi qu'il en soit, c'est une preuve flagrante d'un manque de professionnalisme que de ne pas informer ses patients de son départ. Je ne la félicite vraiment pas sur ce coup-ci, sincèrement. Et en plus, elle ne reviendra pas. Ça se voit que je suis dépité ? Je crois que ça doit se voir. Si je suis plutôt bon pour masquer mes émotions, ce n'est pas forcément le cas lorsque je suis aussi ... Surpris. Je ne m'attendais en réalité absolument pas à ce scénario. Pas du tout.

Elle m'annonce alors que Miss Brentwood était son mentor. Je la détaille d'un regard méfiant. Qu'est-ce que j'en ai à cirer qu'elle la connaisse depuis sa naissance ? Debbie a beau être de confiance, cela n'empêche que sa propre soeur a décidé de rejoindre un culte de mormons. La confiance, ce n'est pas comme un objet qui se transmet de main en main et de propriétaire en propriétaire : c'est un privilège, attribué de façon nominale à son destinataire. Une fois qu'on l'obtient, la seule façon de s'en défaire, c'est de la briser.

Autant dire que celle que j'avais investi dans Miss Brentwood vient de tomber à l'eau. Malgré tout, voir cette femme (ou plutôt, gamine ?) entrer dans le bureau m'a poussé à en faire de même - allez savoir pourquoi. Elle m'invite alors à m'asseoir. Mais moi je reste debout. Elle se présente. Je peux l'appeler Brynn.

– Miss Rhodes, ça conviendra très bien. Je m'empresse alors d'interjecter : hors de question que je l'appelle par son prénom. J'essaie de sourire mais je crois que je grimace. Qui est cette gamine ? Que fait-elle devant moi ? Elle ne peut pas être qualifiée pour me recevoir, elle a presque le même âge que ma fille ! Bon ... Peut être pas mais bon ... Elle continue de se présenter. Elle a fait un doctorat en ... Criminologie ? J'arque un sourcil. Mais où ai-je atterri ? Suis-je dans un cabinet pour anciens détenus ? C'est quoi ce bordel ? Elle me dit alors s'occuper également de patients qui ont des problématiques plus communes et générales. C'est censé me rassurer, ça ? Je ne me sens pas rassuré pour autant. Malgré tout ... Je ne sais pas. J'ai l'impression de regarder dans un miroir. Ou plutôt, une machine à remonter le temps. Il y a cette fougue et cette ambition ... Cette jeunesse, insolante et insupportable, également. Je me vois moi, il y a quelques années. Je n'avais rien et je voulais tout. Je valais plus que tout l'or du monde dans mon domaine, celui de l'écriture ... Et je le savais. Peut être que cette fille vaut également le détour, après tout. J'ai bien dit peut être. Dans le doute, autant lui laisser une chance. Rien ne m'empêche de partir d'ici à la première idiotie qu'elle me sortira très certainement dans les trente premières minutes, après tout ... Si ?

Elle m'offre finalement un café, que je refuse en m'asseyant.

– Ça ira, merci.

Puis, je regarde les fenêtres. Et les pieds de sa chaise. La pendule, également, contre un mur. Le coussin rouge au bout du canapé. Les titres des livres sur les étagères. La moquette. Le parquet. Je regarde tout ce sur quoi mes yeux veulent bien s'accrocher, tant qu'il ne s'agit pas d'elle.

Et j'attends.

J'attends quoi ?

Je n'en ai pas la moindre idée.

 
 

seeds of time

 

Peter insista pour vouvoyer Brynn. Brynn pensa qu'il venait surement d'un autre siècle. Ce vouvoiement était également une preuve de méfiance qu'avait Peter à l'égard de Brynn. Cela ne faisait point peur à Brynn, au contraire, c'est une femme aimant les challenges:  « Comme vous voudrez». Comme il l' l'a vouvoyé, elle était obligée d'en faire de même. Peut etre espérait-elle qu'une relation de proximité s'installerait plus tard entre eux. Il refusa également le café qu'elle lui avait proposé. Décidément cet individu était peu commode. Brynn avait conscience qu'il faudrait employer des méthodes quelques peu différentes avec Peter pour gagner sa confiance et le rendre détendu pour qu'elle puisse réaliser son job correctement.  

« Maintenant Peter, si vous le voulez-bien, j'aimerais qu'on discute de vous. Je ne vous demande pas forcément de directement me parler de la raison de votre venue, mais simplement que vous me parliez de vous, de votre caractère, de votre environnement. Parce que croyez-moi, j'ai conscience que raconter ses problèmes à une inconnue peut paraitre quelque peu déroutant, c'est pourquoi nous parlerons de ce qui vous dérange que lorsque vous en aurez envie et que vous serez prêt.» Brynn n'avait nulle envie de brusquer son patient et elle voulait vraiment le lui faire comprendre. Après tout, si Peter voulait vraiment quitter la séance, il l'aurait déjà fait. Si il est toujours présent avec Brynn dans ce bureau, c'est forcément qu'il a besoin d'une oreille professionnelle et neutre pour l'écouter.
 

© TITANIA

 

Spoiler:

Elle capitule, me cède du territoire et cela me rassure dans mon élan passionnel pour conquérir le monde. Si cette jeune femme pensait pouvoir mener la danse, elle n'a jamais vu partenaire comme moi ; après quarante années d'expérience, ce n'est pas elle qui m'apprendra comment vivre ma vie. Après avoir refusé le café qu'elle m'a proposé, j'attends en silence ; un silence stratégique qui laisse encore une fois toutes les cartes entre ses mains. La relation patient-psychologue est axée sur tout un processus de recherche que le patient effectue une fois que son consultant l'a correctement aiguillé. Mon exercice aujourd'hui est d'étudier cette consultante dans chacun de ses propos et de ses faits.

Enfin, la session commence. Elle continue de me vouvoyer et je me retiens de sourire face à cette victoire certaine. Un gentleman ne sourit que rarement et ne rit qu'exceptionnellement. Pour le coup, j'écoute attentivement tout ce qu'elle pourrait avoir à me dire. J'aurais très naturellement pu lui couper la parole mais, pour l'instant, j'ai décidé de rester assez fair play. Elle m'invite à lui parler de moi, ou plutôt, de mon caractère et de mon environnement. Elle essaie ensuite de m'induire en confiance, me disant qu'elle est consciente qu'à mes yeux, elle n'est qu'une inconnue et c'est bien mignon mais je sais bien qu'elle s'en fiche royalement que je lui fasse confiance ou non. Après un mur instant de réflexion, je m'hasarde à lancer la réflexion suivante, sans réellement savoir comment elle sera perçue.

– Qui vous a dit que quelque chose me dérangeait ?

Mon regard se perd alors dans le sien, attendant une réaction de sa part. Je ne vacille pas, je ne bat pas des cils, je ne faiblis pas. C'est un jeu de pouvoir, aujourd'hui, entre elle et moi. Si elle désire réellement que je lui parle de moi, elle ne l'obtiendra pas aussi facilement. Avec Brentwood, ce n'était pas comme ça que les choses s'étaient passées non plus : tel un animal sauvage, il lui avait fallu m'apprivoiser. À l'époque, je mordais simplement moins facilement.

Spoiler: