Calypso s'était levée plus tôt ce matin-là. Elle avait pris le temps de se préparer, s'était préparé un copieux petit-déjeuner et s'était installée sur sa terrasse, sa tasse de thé fumante à la main. Le ciel avait pris une teinte rosée et elle voyait déjà les silhouettes floues des étudiants qui se dirigeaient vers l'université. Elle avait hésité en soulevant la pile de ses chemises en coton et en découvrant le sachet de pilules qu'elle avait acheté à ce dealer l'autre soir. Non, décidément l'heure n'était plus à la fête mais à l'étude. Calypso n'aimait pas vraiment sécher les cours. Elle avait toujours peur que ses parents l'apprennent, d'une manière ou d'une autre. Et bien que ces petites perles de rêve lui donnent envie de s'échapper ne serait-ce que pour quelques heures, la douce -la charmante Calypso ne pouvait s'y résoudre. Mais c'était sans compter l'arrivée de son amie Riley. La sonnerie de la porte d'entrée la tira de sa rêverie et elle se précipita pour l'ouvrir. Son amie entra en trombe dans son appartement et lança, avec cet air espiègle qui lui allait si bien :

Allez viens, je t'emmène au vent ! Prépare-toi, prends tes affaires de plage, je t'amène hors L.A.

Calypso éclata d'un rire léger. Tout la poussait à sécher les cours pour s'offrir une escapade en compagnie de sa chère et tendre amie.

Tu es sûre que c'est une bonne idée?

Elle fît semblant d'hésiter, mais cela ne fît que l'inciter d'avantage à laisser tomber cette journée de cours ; elle se dirigeait déjà vers son dressing pour se changer. Elle passa sa chemise par dessus sa tête et enfila un short ainsi un petit chemiser par dessus son joli maillot de bain jaune,  dont elle venait de faire l'acquisition. Elle glissa le sachet de pilules dans son sac, juste sous son chapeau fétiche.

Et si mes parents l'apprenaient?

Elle fronça les sourcils. Elle venait de trouver une bonne raison de laisser tomber ses plans ensoleillés. Elle se mit à réfléchir à toute vitesse. Elle pourrait prétexter une grippe, ou peut-être... Elle secoua la tête. Non, rien ne pourrait gâcher cette journée, et certainement pas ses parents. Et puis elle ne voulait pas passer pour une idiote auprès de sa nouvelle amie. Riley était tout ce qu'elle aspirait à devenir, elle voulait vivre pleinement chaque jour comme le dernier, vivre sans se préoccuper de ses obligations, de son nom, de sa famille. Plus facile à dire qu'à faire. Mais aujourd'hui Calypso se promettait d'essayer d'être celle qu'elle n'était pas, le temps d'une journée. Elle attrapa Riley par le bras et claqua la porte de l'appartement derrière elle. Bon cette fois pas de retour en arrière, elle avait oublié de prendre ses clefs. Elle entraîna son amie à sa suite en dévalant les escaliers ; un sourire victorieux illuminait son visage.

Calypso suivit son amie jusque dans le hall  de son immeuble et sourit à celle-ci lorsqu'elle lui proposa d'emmener son vélo. Elle descendit quelques marches et ouvrit la porte du local qui lui avait été attribué. Elle fît rouler sa bicyclette, un modèle vintage qu'elle avait dégoté à un vide grenier. Elle posa son sac dans le petit panier que son voisin lui avait bricolé et suivi Riley dehors. Elles traversèrent la ville, le soleil jouant dans leur cheveux ; zigzaguant entre les voitures, leurs visages se reflétant dans les vitrines des boutiques qui longeaient les rues.
Elle arrivèrent sur la côte. La plage était noire de monde. Elle pédalèrent encore un moment et Calypso proposa à Riley de louer un transat en terrasse.
Elles posèrent leurs vélos contre un muret et commandèrent leurs boissons :

Alors Riley, qu'est-ce que tu me racontes de beau? Tu vois quelqu'un en ce moment?

Calypso n'aimait pas vraiment parler, elle préférait écouter, observer, amasser le plus d'informations possible. Et la spontanéité de Riley ne lui avait pas échappée. Le serveur arriva vite avec leurs boissons et Calypso glissa la paille entre ses lèvres, l'air taquin :

Allez dis-moi tout, on ne s'est pas vues de tout l'été, il a du s'en passer des choses.

Il est vrai que de son côté, depuis l'incendie de la UCLA, elle avait vécu pas mal de choses, une en particulier. Mais elle préférait éviter le sujet, elle n'en était pas vraiment fière.
Elle secoua la tête comme pour chasser ces pensées et reporta son attention sur son amie. Elle était belle, d'une beauté à couper le souffle. Son rôle de Belle lui allait comme un gant. Calypso eut un pincement de jalousie, à ses yeux Riley représentait tout ce qu'elle aspirait à devenir, elle était belle et rebelle. Elle avait tout de l'héroïne de ses romans préférés, tout de cette jeune fille fougueuse et pleine d'énergie. Calypso termina son verre et s'empressa d'en commander un autre. De sa main droite elle tâtait le sachet de pilules dans son sac.

Calypso parut blessée par le ton froid employé par son amie. Elle avait pourtant l'habitude de toujours obtenir ce qu'elle voulait, que ce soit de l'argent, des services, ou des informations. Mais cette fille là, cette Riley, était bien différente des autres, plus sauvage peut-être. Calypso avait l'habitude de ces filles qui, une fois qu'on s'intéressait à elles, ne pouvaient s'empêcher de combler le vide que laissait Calypso dans la conversation. Mais Riley se refermait, ses yeux se perdirent dans le bleu de l'océan et Calypso sortit son paquet de cigarettes pour se donner une contenance  

Intéressant.

Calypso profita du moment d'inattention de Riley pour glisser une pilule sous sa langue. Elle ne savait pas vraiment ce que ça allait donner, elle était plutôt naïve, trop peut-être. Mais ce qu'elle voulait à cet instant précis s'était oublier, s'oublier, juste pour quelques heures. Elle sentit un frisson lui parcourir l'échine et elle regretta presque son geste. La voix de Riley troubla ses pensées. Elle se tourna vers elle et plaça une cigarette entre ses lèvres :

Oh oui, à merveille.

Elle sourit, avec cette étincelle d'ironie qui pétillait dans ses yeux. Non, ça n'allait pas vraiment. Elle se leva brusquement :

On y retourne?

Elle déposa quelques billets sur la table et fît signe au serveur qu'elles s'en allaient. Elle attrapa son sac et enfourcha son vélo. Des non-dits, beaucoup trop de non-dits. Parfois, Calypso se demandait ce qui l'attirait tant chez Riley, peut-être était-ce cette façon qu'elle avait de se protéger dans des moments comme celui-ci, elle ne se livrait pas facilement. Calypso tira une dernière bouffée de sa cigarette et la jeta sur le côté, les roues de son vélo crissant sur le goudron. Elles attaquèrent une côte et, une fois parvenues au sommet, essoufflées, la sueur perlant sur leurs fronts, elles entamèrent la descente. Le vent s'insinuait dans leurs vêtements, l'odeur âcre du sable chaud se mélangeait à la douceur salée de l'eau. Calypso arriva au niveau de son amie et glissa un regard dans sa direction.

Pas trop fatiguée?

Elles roulèrent encore un certain temps, une heure, deux heures peut-être, le temps passait si vite. La foule se dissipait à l'horizon ; elles arrivèrent dans une zone plus calme moins bruyante. Sur le côté se dressaient de belles résidences aux murs blancs et aux fenêtres immenses.
Elle savait qu'elles n'étaient pas très loin de cet hôtel particulier qui appartenait à sa famille. Sa mère avait insisté pour s'y installer avec elle mais Calypso lui avait assurée que son appartement de Westwood lui convenait parfaitement. L’hôtel n'était jamais vide à cette période de l'année, le père Rockefeller se chargeait toujours de le remplir pour la mi-saison. Elle s'imaginait bien y entrer avec Riley, les cheveux en bataille, la peau luisante de sueur, flanquées de leurs deux bicyclettes. Elle se voyait déjà marcher jusqu'à la réception, passant devant la foule de bourgeois avec ce petit sourire suffisant -comique. Inconsciemment, elle ralentit presque en apercevant le panneau sur lequel s'étalait le nom de la résidence en lettres capitales.
Elle vacilla un moment sur son vélo, la pilule commençait à faire son effet, à moins que ce ne soit la fatigue. Après tout, peu lui importait.

Calypso fût brutalement ramenée à la réalité par la voix de son amie. La douce, la gentille Riley , qui derrière son ton froid, dissimulait mal son inquiétude.

Oh non! Pas de tout, je me disais que...

Elle regarda Riley. Pendant l'espace d'une seconde elle avait cru y voir sa sœur à quatorze ans, en salopettes et soquettes, une bouteille d'eau à la main. Calypso cligna frénétiquement des yeux, mais Riley était toujours Riley. Elle attrapa la bouteille d'eau que lui tendait son amie et en bu quelques gorgées avant de la lui rendre. Elle avait déjà vécu cette scène, il y a longtemps. Était-ce un souvenir revenu à la surface? Non les souvenirs ne paraissent pas aussi... réels.

Merci.

Calypso sembla hésiter un moment, puis se décida :

Une résidence secondaire, j'y allais avec mes parents quand j'étais plus jeune.

Elle désigna le grand portail du regard et sourit :

On pourrait y faire un tour... je dois t'avouer que toutes ces montées et descentes m'ont un peu fatiguée.

En vérité, elle se sentait bien, étrangement bien. Elle voulait juste passer ce portail et jouer les reines pour quelques heures. Les domestiques la reconnaîtraient sans doute.

Il y a une piscine.

Calypso appuya son vélo contre le mur et posa sa tête contre la pierre.

Je ne t'en veux pas du tout pour tout à l'heure. Après tout, on ne se connait pas tant que ça.

Elle releva les yeux vers Riley. Son cœur battait vite, peut-être un peu trop vite. Mais elle mit ça sur le compte de la fatigue et ignora les battements affolés de son cœur.

Calypso appuya sur la sonnette et reconnaissant sa voix, Gabriel le majordome, fît s'ouvrir le portail. Elles traversèrent la cour et posèrent leurs vélos contre une clôture. Calypso prit la direction de la piscine d'un pas sautillant. Plusieurs familles profitaient déjà de la fraîcheur de l'eau, des enfants courraient un peu partout. L'hôtel était occupé comme elle s'y attendait, très occupé. Calypso déboutonna le col de son chemisier, elle rêvait de se glisser dans l'eau, la chaleur devenait insupportable. Mais c'était sans compter sur Riley, qui semblait bien trop préoccupée par son état pour songer à se laisser aller. Calypso laissa échapper un soupir exaspéré :

Mais pourquoi? Je vais très bien, merci.

Elle haussa un sourcil, avec cette moue boudeuse au coin des lèvres. Non, décidément elle ne voyait pas où était le problème. Riley cherchait désespérément du regard, cet endroit calme qui pourrait convenir à son amie.
Calypso leva les yeux aux ciel et fit signe à un domestique d'approcher.

Mon amie et moi voudrions nous installer dans la serre, pourriez-vous nous apportez quelques rafraîchissements?

Le garçon en chemise qui lui faisait face prit le temps de lui sourire avant de se diriger vers le manoir.
Calypso regarda Riley d'un air satisfait et emprunta un chemin en pierre qui, elle le savait, menait vers ce lieu magique tout de lierre et de verre. La serre était placée entre les arbres et la lumière, juste assez pour laisser rentrer les rayons du soleil mais pas assez pour que la chaleur vienne troubler la fraîcheur qui y régnait. Calypso poussa la porte et fût saisie par la beauté de l'endroit.
Les plantes s'amassaient contre les murs, des fleurs de toutes sortes, des petits arbres, des fruits, des herbes aromatiques. La lumière entrait et jouait sur la mosaïque posée sur le sol. Plusieurs tables avaient été disposées pour les visiteurs, une fontaine, au centre de la serre, rafraîchissait l'atmosphère.
Calypso tira une chaise et s'installa à une table.  Son cœur battait moins vite, elle se sentait flotter, comme si plus rien n'avait d'importance. Elle fixa son regard sur Riley, et parla d'une voix calme :

Alors qu'est-ce que tu en penses? J'adore cet endroit, personne ne vient jamais ici. Tout y est si... paisible.

Elle prononça ce dernier mot en souriant, il reflétait exactement ce qu'elle ressentait à cet instant. Le garçon de tout à l'heure interrompit la quiétude des lieux, son chariot à roulettes glissant sur les dalles. Il s'inclina légèrement avant de disparaître. Sur un plateau se bousculaient fruits, fromages frais, confitures, petits pains. Au milieu du chariot trônait une carafe en cristal dans laquelle on trouvait un liquide jaune et pétillant.

De la limonade faite maison. Avec les citrons de la serre.

Quoi qu'elle puisse en dire, Calypso était fière de cet endroit, fière de sa famille. Elle attrapa la carafe et leur servit deux grands verres de limonade. Le liquide acide pétillait sur la langue. Elle fourra un petit pain dans sa bouche, il était encore chaud. L'avantage d'être riche était que l'on ne manquait jamais de rien. Calypso avait toujours obtenu ce qu'elle voulait, à tort ou à raison. Et c'était peut-être pour ça, qu'elle s'était lassée de cette vie. Lassée de tous ces désirs qui n'étaient plus vraiment des désirs, lassée de cette vie trop simple et trop ennuyeuse. Elle avait essayé de trouver ce désir auquel elle ne pourrait pas répondre. Et elle l'avait trouvé, le désir d'anonymat, ce désir incroyable de se fondre dans la masse, de faire des erreurs, de tomber puis de se relever, comme tous les autres. C'était aussi pour cette raison qu'elle se sentait bien avec Riley, elle lui faisait oublier ce qu'elle était, ce que son nom représentait. Et maintenant qu'elle la voyait dans ce décor improbable, elle se sentait bien, comme une invitée dans son propre palais.