Une nuit, un éclair, un coup de téléphone enfin, et tout était bouleversé. En l’espace de quelques secondes, la jeune fille brune avait senti son univers entier s’écrouler au sol avec un grand fracas. Le combiné lui avait glissé des mains et elle s’était vue tomber, la poitrine secouée de gros sanglots qu’elle avait du mal à réprimer. Et pourtant, ce n’était pas tant la tristesse mais la colère –la fureur-, qui l’animait. Un accident de voiture venait de faucher l’amour naissant de ses deux meilleurs amis.

Calypso effaça du revers de la main les dernières traces de sommeil qui s’attardaient sur son visage.
Un cauchemar. Elle faisait toujours le même. Elle se voyait traverser la salle commune de la maison des Gamma Psi, et prendre le téléphone que lui tendait une de ses sœurs. Elle voyait son corps s’écrouler, ses mains trembler et dans sa tête résonnaient les échos tragiques de cette terrible nuit où Jean trouva la mort.
Un accident. Un terrible accident. Oui, nous sommes désolés. Natacha est dans le coma. Elle ne se réveillera peut-être pas. Elle est sous observation… Oui, nous sommes vraiment désolés…
Et ainsi se poursuivait la tirade infernale de cette voix impersonnelle, froide –glacée même- qui l’avait tirée de la douce rêverie qu’elle croyait être sa vie.
Voilà près de cinq heures qu’elle était entrée dans cette étroite chambre d’hôpital aux murs blancs et à l’ambiance feutrée. Son amie reposait là, dans ce lit aux draps froissés, entourée d’une multitude de paquets, de cartes bons marché à la tournure formelle et de bouquets depuis longtemps fanés.
Natacha était plongée dans un profond coma, un de ces sommeils imprévisibles qui pouvait l’emporter à tout moment. Cela faisait plus de trois semaines. Calypso venait la voir aussi souvent qu’elle le pouvait, elle lui parlait de la vie, du temps, de leurs amis et de Jean qu’elle ne verrait jamais plus. Quelle serait donc sa réaction à son réveil ? Elle avait tout perdu.
Dans le calme pesant de cette petite chambre d’hôpital, elle en vint à souhaiter qu’elle ne se réveilla jamais. Les larmes lui montèrent aux yeux et elle se leva brusquement, bousculant au passage une dizaine de ballons qui s’agitèrent un moment, troublant soudain la quiétude de cette petite bulle de solitude. Elle s’approcha du lit dans lequel était couchée son amie et déposa un léger baiser sur son front. C’était peut-être mieux ainsi. La vérité était parfois trop dure à affronter.
« Au revoir, Natacha »
Et elle s’en alla, luttant contre les remords qui lui serraient le cœur et surtout contre cette vague de tristesse qui la brûlait et la consumait.
Calypso ne revint plus à l’hôpital. Et lorsque son amie émergea enfin des ténèbres, elle n’était pas là pour le voir. Mais c’est quand elle retrouva Natacha qu’elle comprit que celle-ci avait emporté une part de ténèbres avec elle. Une part d’obscurité qui avait fait son chemin dans son esprit et l’avait totalement changée. Elle ne serait plus jamais la même. La tendre, la douce, l’adorable petite Natacha était bel et bien morte.

La veille de Noël, cette année là, la famille Rockefeller avait prévu de se réunir dans l’immense chalet familial situé au nord de la Suisse. Bien sûr, Calypso n’allait pas manquer une occasion pareille de retrouver ses parents, sa sœur et cette curieuse assemblée bourgeoise qu’elle méprisait particulièrement. Elle avait acheté pour l’occasion une coquette robe de tulle grise ornée de perles et de bijoux.
Elle fit son entrée dans le grand salon, en affichant ce superbe sourire de circonstance qui ne la quittait jamais, jouant son rôle de petite princesse à la perfection. Elle embrassa son père puis sa mère avant de lancer un regard de défi à sa sœur qui se tenait près de la cheminée en compagnie d’un garçon dont elle ignorait le nom –il était d’ailleurs plutôt séduisant-. Elle s’installa sur un fauteuil et se mit à causer politique avec un de ses lointains cousins qui sortait tout juste d’une cure de désintox.
Un peu plus tard, alors que la fête battait son plein et que ces messieurs se remplissaient de macarons et de petits-fours, elle trouvait le moyen de s’esquiver en cuisine pour aller retrouver ce joli serveur qu’elle avait repéré tout à l’heure. Elle traversa la grande salle toute en inox en souriant aux cuisiniers et s’échappa par la porte de derrière. Il l’attendait –le coquin- derrière la palissade qui protégeait le patio des regards indiscrets. Elle se faufila à ses côtés et murmura quelque chose qui paru lui plaire car il s’empressa de plaquer sa bouche contre la sienne.
Je m’arrêterais là dans la description pour des raisons qu’il ne me semble guère utile d’énoncer. Mais je tiens à ajouter que Calypso, notre princesse si prude en apparence aimait les baisers volés à de parfaits inconnus, qui aux yeux des autres pouvaient paraître insignifiants, mais qui, à ses yeux à elle, étaient d’une valeur rare. Pourtant personne ne la verrait jamais entrer dans le lit de ce parfait inconnu. Elle restait d’une nature chaste et se limitait généralement à de simples embrassades et caresses qui l’emplissaient d’un si grand émoi qu’elle avait parfois du mal à revêtir son masque lors de son retour à la civilisation.
Ses appétits furent bientôt satisfaits et elle s’en retourna de par où elle était venue. Le banquet s’était interrompu et le père Rockefeller se tenait près de la baie vitrée, une coupe de champagne à la main, visiblement sur le point de faire un discours. Calypso s’empressa de voler une coupe à la serveuse qui passait et se mêla au groupe qui entourait son cher papa. Elle afficha un grand sourire, et monsieur Rockefeller, prenant cela pour une marque de l’affection débordante que lui témoignait sa fille, se mit à sourire lui aussi.
Ce qu’il ne savait pas c’était que la belle Calypso n’avait pas oublié son séjour en pension. Elle n’avait pas oublié les cris de sa mère lorsque celle-ci avait découvert son idylle avec ce charmant pêcheur quelques temps plus tôt. Elle n’en avait rien oublié mais continuait néanmoins de jouer ce rôle de petite fille modèle qui lui allait si bien.
Elle leva son verre devant elle et, son père -souriant toujours- commença son discours. Et personne ne remarqua le rire silencieux qui secouait les épaules de la divine Calypso. Personne ne distingua l’étincelle d’ironie qui pétillait dans ses yeux.

Le feu. Il avait pris comme une traînée de poudre. Elle l'avait senti bien avant qu'il n'envahisse le bâtiment principal. Bien avant que les étudiants ne se mettent à hurler, à piétiner, à tout bousculer sur leur passage. Bien avant de voir le visage de cette fille inconsciente, étendue sur le sol, écrasée sous le poids d'une centaine d'étudiants pris d'une folie soudaine.
Avez-vous déjà vécu cette impression de déjà-vu? Cette sensation étrange qui vous parcoure l'échine pour finalement apparaître pleine de clarté, comme un lointain souvenir brusquement ramené à la réalité?
Vous l'imaginez? C'est à peu près ce qu'avait ressenti Calypso en relevant le nez de son livre quelques minutes avant l'incendie.
Elle avait gardé les yeux grands ouverts, avec cette drôle d'impression qui lui brûlait la poitrine, puis elle les avait gardé baissés sur les pages de son livre, le cœur battant.
L'odeur de fumée s'était faite sentir, cette odeur âcre et épaisse qui s'insinuait par tous les pores de votre peau pour vous laisser fébrile, faible, impuissant face au rideau de flammes qui allait bientôt envahir la bibliothèque.
Comme un seul homme, tous les étudiants se levèrent et dans un grand cri se précipitèrent vers toutes les sorties possibles. Elle trébucha mais se rattrapa contre le bord d'une table et tenta maladroitement de se frayer un chemin parmi cet entrelacs de bras et de jambes, ce brouhaha impertinent de cris de terreur.
Elle croisa le regard de cette fille, étendue sur le sol juste avant qu'elle ne perde connaissance. Elle se sentit soulevée par la foule et sans vraiment comprendre comment, elle se retrouva dehors.
Et puis, elle se mit à courir, comme si quelque démon la poursuivait. Elle se laissa porter par les cris, par la foule qui l'entourait. Elle voulu crier, mais aucun son ne semblait sortir de sa gorge. Elle ouvrit grand la bouche, comme pour aspirer une grande bouffée d'oxygène après une séance d'apnée, mais l'air était irrespirable, encore chargé de cette fumée épaisse, encore chargé de la terreur croissante des étudiants.
Elle courrait comme jamais, les yeux fous.  Elle s'arrêta. Le feu avait envahit tout le bâtiment principal et s'étendait maintenant aux ailes Est et Ouest. Il était terrible ce feu, absolument dévastateur. Et il détruisait tout ce que Calypso avait mis si longtemps à construire. Cinq années parties en fumée, une fumée qui emportait également les âmes de ceux qui n'avaient pas réussi à s'enfuir.  Elle porta la main à sa poitrine et caressa le pendentif qu'elle avait autour du cou. Une petite croix en argent pendait au bout d'une chaîne.
Oh, mon dieu. Pourquoi? Pourquoi détruire ce lieu qui m'était si cher? S'entendit-elle prier, Je ne me sens nulle part à ma place. Pourquoi détruire le seul endroit où je pouvais enfin être moi-même, pourquoi? Elle arracha le collier d'une torsion du poignet et le jeta au sol, ses grands yeux bleus remplis de larmes. Personne ne me comprendra jamais, même pas toi.

Deux semaines s'étaient écoulées depuis le grand incendie de la UCLA.
Les informations diffusaient en boucle les images du feu ravageant les bâtiments.
Calypso s'était réfugiée dans un hôtel de la ville, où elle passait ses journées confinée dans sa petite chambre, le regard vide.
Ses parents envahissaient sa boîte vocale, ses amies Gamma Psi lui envoyaient leurs plus beaux messages de soutien, mais elle ne répondait jamais. Elle avait perdu la foi. Elle avait tout perdu.
Elle passerait deux autres semaines à se morfondre dans son chagrin, à pleurer sur chaque brique du bâtiment qui s'était effondrée ce jour-là. L'incendie l'affecta plus que personne n'aurait pu s'y attendre. Après tout, elle était riche, encore toute pleine de cette jeunesse innocente que lui enviait sa sœur. Elle avait tout. Mais décidément, personne ne la comprendrait jamais. Elle venait de perdre le lieu dans lequel elle s'était cherchée, dans lequel elle s'était trouvée. Elle avait développé son moi, bien dissimulé derrière les apparences.
Elle s'était construit non seulement un présent mais un avenir dans cette superbe ville qu'était Los Angeles. Mais que vais-je devenir? Se lamentait la misérable Calypso, pauvre petite héritière des Rockefeller. Je suis perdue Pleurait-elle encore, entre deux coupures de journaux.
Vous pensez que c'est égoïste? Et bien, la malheureuse, la pitoyable petite Calypso n'effleura jamais cette pensée, car elle pensait avoir perdu bien plus que la vie. Elle s'était perdue.