Silencieux, Nathanael fixe l’homme qui se tient debout face à lui sans sourciller. D’expérience, il sait qu’il perd rarement à ce jeu-là. Si son vis-à-vis semble de plus en plus mal à l'aise à mesure que les minutes s'écoulent et finit d’ailleurs par se balancer d'un pied sur l'autre, lui pourrait tenir encore des lustres. Certes, il finirait par s’ennuyer mais il n'abandonnerait pas pour autant. « Les temps sont dur m’sieur, et y’a de plus en plus de monde sur le marché vous savez. » Satisfait, Nath’ se laisse retomber au fond de son siège, baissant les yeux sur la liasse de billet posée sur son bureau. Trop peu épaisse à son goût. « Les temps sont durs ? » répète-t-il d'une voix doucereuse en détachant bien chaque syllabes, « est-ce que c’est censé être mon problème ? » Question réthorique bien évidemment, à laquelle son interlocuteur s’abstient judicieusement de répondre. « Mon putain de problème, c’est de faire en sorte que tu puisses vendre ta came en toute tranquillité, on est d’accord ? » Hochement de tête timide. L’homme semble à deux doigts de s’évanouir, ou de s’enfuir en pleurant comme une fillette et Nath’, ça commence à l’agacer cette histoire. Pas assez pour se mettre en colère ceci dit, parce qu’il n’a pas levé la voix une seule fois depuis le début de son monologue. De toute façon, il est évident qu’il n’a pas besoin de ça pour se faire respecter. « Sors d’ici. Et quand tu reviendras la semaine prochaine, vaudrait mieux pour toi qu’il y ait le compte. » Bredouillage incompréhensible, départ précipité. Le message est passé, c’est ce qui importe.

Un coup d’oeil à l’horloge lui apprend que la journée est loin d’être fini. 20h40. C’est à son tour de gérer le club et il ne pourra rentrer chez lui que bien plus tard dans la nuit, lorsqu’il sera sur que tout est bien en place et que ses employés n’ont plus besoin de lui. Étrangement, l’idée ne l’enchante pas plus que ça. Derek n’est pas là - occupé avec sa dernière conquête en date sans doute - et Sacha a décidé de le rejoindre ici seulement plus tard, lorsqu'elle pourra aider. La soirée promet donc d’être longue et ennuyeuse. D’autant que mis à part mettre un peu d’ordre dans ses papiers et signer les bons de commande pour ses fournisseurs, il n’a clairement pas grand chose à faire. C’est sur cette triste constatation qu’il s’allume une cigarette, songeant qu’il va finir par regarder un film pour passer le temps, à défaut de mieux. C'est alors qu’un fracas inhabituel se fait entendre dans le couloir et qu’Arizona pénètre dans son bureau, laissant entrevoir derrière elle l’un des hommes censé gérer la sécurité, le nez en sang et le regard peu amène. Nath' hausse un sourcil tandis que son amie lui fait remarquer que s’il continue comme ça, il finira sans aucun doute par attraper un cancer. « C’est à cause de mes poumons que le FBI a enfin un peu de temps à m’accorder ? » Bien que la remarque se veuille cassante, parce que ça fait longtemps qu’Ari’ n’est pas passé le voir, un sourire en coin vient éclairer son visage. « La prochaine fois que la police demande à me voir, contentes-toi de me prévenir au lieu de poser des questions stupides, ça t’éviteras ce genre de désagrément. Madame n’est pas commode comme tu peux le voir. » Son gars serre les dents et jette un dernier regard assassin à la jeune femme avant de refermer les portes du bureau, les laissant seul. « Lui, il risque de t’en vouloir pendant un moment je pense. Alors, comment ça va princesse ? » demande-t-il en lui tournant le dos le temps d’attraper deux bières dans le mini-bar. En définitive, il ne s’ennuiera pas le moins du monde ce soir.  

S’il y a une chose qu’il ne supporte pas Nath’, c’est bien l’ennui. N’avoir rien à faire, c’est juste inconcevable pour lui, ça lui rappelle trop de mauvais souvenirs. Rester posé bien tranquillement, il n’y arrive pas. Ou du moins, pas trop longtemps. Parce que ça l’angoisse, parce que ça le renvoie des années en arrière, lorsqu’il tournait comme un lion enragé entre les quatre murs de sa cellule. Pourtant, cette soirée s’annonce bel et bien barbante au possible. Il est tout seul au club et il est encore bien trop tôt pour pouvoir espérer y croiser l’un des habitués. Aussi n’a-t-il pas vraiment d'autres options que de se tourner les pouces en attendant que Sacha daigne le rejoindre. C’est tout du moins ce qu’il croit jusqu’à ce qu’Arizona fasse irruption dans son bureau, non sans avoir malmené l’un de ses gardes du corps au passage. Il ne pense même pas à lui reprocher d’avoir sorti sa carte pour qu’on la laisse entrer. Police ou pas, Nath’, il est toujours content de la voir Ari’. Parce qu’elle compte pour lui. Parce que c’est pas n'importe qui et qu’il ne peut pas en dire de même avec beaucoup de gens. Ari’, ça fait tellement longtemps qu’il l’a connait que c’est un peu comme si elle faisait partie de sa famille maintenant. C’est comme une petite soeur sur laquelle il veille, une petite soeur qu'il a choisi de protéger coûte que coûte. Une petite soeur à laquelle il doit beaucoup. Beaucoup plus qu’il ne croit d’ailleurs.

En toute mauvaise foi, il commence par lui reprocher de ne pas être venu le voir plus tôt. Mais il est évident qu’il est très mal placé pour parler, parce que ça commençait à faire un long moment qu’il n’avait pas pris de ses nouvelles. De toute manière, concrètement, ça n’a pas la moindre importance. Elle ne prend même pas la peine de lui répondre d’ailleurs. Ils se connaissent trop bien pour s’en vouloir et ils pourraient être séparés des années que leur relation ne changerait pas pour autant. Il tend docilement la joue lorsqu’elle contourne son bureau pour venir lui dire bonjour. Il n’est pas friand de contact physique avec ses amis d'ordinaire, mais avec elle ça fait bien longtemps qu’il a arrêté de protester. Ça ne l’embête même plus, c’est la routine. D’autant que dans le fond, elle se comporte juste normalement. C’est lui qui a perdu l’habitude que les gens le soient avec lui. Ari’, elle n’a pas peur, elle ne se soumet pas, elle ne cherche pas à lui cirer les pompes. Il ne l’avouera jamais ouvertement mais il a terriblement besoin de ça. Ça le remet à sa place, ça lui permet de ne pas oublier qui il est vraiment, d’où il vient. « C’est sûr qu’il devrait se montrer plus coopératif à l’avenir. Ça va ta main ? » Il utilise un briquet pour décapsuler sa bière et la lève brièvement comme pour trinquer avant de l’entamer à son tour, écrasant le mégot de la cigarette qu’il vient de terminer dans le cendrier en verre posé juste devant lui. « Les affaires tournent plutôt bien en ce moment donc ça va oui. » Il hausse un sourcil, curieux de savoir pourquoi la jeune femme trépigne autant. À l’évidence, elle a quelque chose à lui dire. Mais elle préfère d’abord le taquiner au sujet de sa nouvelle danseuse, ce qui le fait grimacer. « J’sais pas, j’te dirais ça dans quelques semaines, selon si j’arrive à me la faire ou pas. » Faux, bien entendu mais il ressent une fierté presqu’enfantine à imaginer Sacha voir rouge si elle l’entendait parler de la sorte. « Bon, craches le morceau, t'as un truc à me raconter je crois ! » Impatient ? Plutôt oui.