Ce soir là, Adam était rentré plus tard que prévu. Il avait choisi de prolonger sa ronde nocturne à cause d'un mauvais pressentiment. Au final, il ne s'était rien passé – mais il avait tout de même préféré suivre son instinct, par précaution. Toute la soirée, il avait fait le tour du quartier qu'on lui avait assigné dans sa voiture blanche et noire, en silence. Ses yeux s'étaient posés sur les portes colorées, les salons illuminés, les familles joyeuses et les visages reconnaissants. Rien ne semblait hors du commun, à mon avis ; il était simplement aussi minutieux qu'à son habitude. Encore plus minutieux que moi, c'est dire. C'était le soir de Thanksgiving. La dernière fois que nous avons fêté Thanksgiving tous ensemble, c'était il y a onze ans. Papa était encore assis parmi nous, au bout de la table. L'année d'après, il ne l'était plus. Maman n'a pas préparé de dinde, et l'oncle Stuart n'est pas venu. Michael non plus, d'ailleurs. Il n'y avait que Cheryl, Jake et moi. Nous n'avons plus jamais revu Adam pour Thanksgiving - depuis, il fait ses rondes.

Il en fait souvent, en ce moment. Une nuit sur deux, je crois. Il monte dans sa voiture, armé de beignets à la framboise et au sucre glace, et il patrouille en silence. D'après ce que j'ai cru comprendre, ce n'est pas une activité particulièrement mouvementée. Ça a l'air plutôt monotone, d'ailleurs – mais lui, ça ne semble pas le déranger. Rien ne semble le déranger, au final, lorsqu'on y pense. Pas lorsqu'il s'agit de son travail, en tous les cas. Il ne s'était pas plaint lorsque ses côtes avaient été fracturées dans cette affaire de course poursuite, il y a quelques années. Il ne se plaint jamais lorsqu'il rentre chez lui après une longue journée de travail sans avoir le temps de faire autre chose que de s'endormir quelques heures avant sa prochaine mission. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi dévoué que lui. Je crois qu'il est workaholic, en vérité. Qu'il ne vit que par son travail, comme si c'était la seule source de bonheur possible, à ses yeux.

En même temps ... Qui pourrait le blâmer ?
La dernière fois qu'il avait essayé d'avoir une vie privée ... Les choses s'étaient mal terminées.

Je n'oublierais jamais Kate. Élégante, ça, elle l'était, avec ses beaux cheveux noirs et ses traits délicats. Il l'avait rencontrée par hasard, sur l'une de ses patrouilles. C'était une patrouille d'après-midi, cette fois-ci. Adossée à une fontaine, elle dessinait les nuages. Lorsqu'elle redressa ses yeux, son regard se porta sur Adam. Lorsqu'il se retourna, leurs yeux se croisèrent et ... Ils ... Je ne saurais pas vraiment expliquer ce qu'il s'est passé, parce que lui même ne saurait pas y mettre des mots. Tout ce que je sais, c'est qu'il parlait beaucoup d'elle, à un moment. Ils se fréquentaient souvent, d'ailleurs. Elle était même venue manger à la maison, plusieurs fois. Maman l'adorait et Jake également. Moi, je m'entendais bien avec elle, mais uniquement parce qu'elle était celle que lui avait choisie et que je voulais qu'il soit heureux.

Pendant des semaines, son visage rayonnait dès que son prénom traversait le seuil de ses lèvres. Kate. Comme si sa simple existence suffisait à balayer toutes les traces d'ombre qui auraient bien pu venir obscurcir sa vie. Dès son arrivée, le mal n'était plus qu'une notion abstraite. Personne n'a rien compris le jour où il a mis fin à leur histoire. Ils vivaient ensemble, depuis un moment. Un an, je crois, ou deux ... Non, c'était un an.

Il était rentré un soir et le lendemain elle n'était plus là. Il ne voulait pas en parler, pendant longtemps. Alors personne ne lui en parlait et Kate a fini par ne plus exister. Sauf dans mes souvenirs. Je me demandais ce qu'elle avait bien pu lui faire de si horrible. Pourquoi il avait si brutalement mis un terme à leur histoire. C'était il y a sept ans.

Il y a petite dizaine d'années, une fille a disparu. Elle avait un an de moins que moi. On a vu sa photo ... Partout. Dans les rues, sur les panneaux de recherches dans les magasins. À la télévision, également. Tout le monde cherchait Sarah. Maman me demandait de faire attention dès que je sortais de la maison. J'ai obtenu mon premier téléphone, et le numéro d'Adam était le troisième à y être enregistré, après celui de maman et de papa : il venait d'entrer au sein du LAPD. Ils lui faisaient confiance, et moi aussi. Il n'y faisait pas grand chose, au départ ; beaucoup de patrouilles et de surveillance de quartier, en réalité. Petit à petit, son quotidien s'est vu coloré par des évènements imprévisibles : un braquage à la supérette du coin, une tentative de suicide à Hollywood Hills ... À chaque fois, Adam a tout fait pour exercer au mieux ses fonctions. C'est comme cela qu'il est devenu Officier III : par la force de sa volonté.

Il y a deux ans, quelque chose de surréel s'est produit. La petite Sarah qui avait disparu ? On l'avait retrouvée. Adam l'avait retrouvée. Enfin ... Il avait fait partie de l'équipe d'extraction, en tous les cas. Je m'en rappelle comme s'il s'agissait d'hier : il était même passé à la télévision. Je crois que c'est la première et la dernière fois qu'il a été sur l'écran. On lui a demandé s'il avait des commentaires, mais il les avait essuyés par des paroles directes et sèches. Nous n'avons toujours pas d'informations concernant les alentours du coupable mais comptons bel et bien tout mettre en oeuvre pour le retrouver dès que possible. Nous remercions toutes informations susceptibles de faire avancer l'enquête, et n'avons rien d'autre à ajouter pour le moment. Merci. Si certaines personnes se précipiteraient pour un quart d'heure de gloire, il semblait plutôt impatient à l'idée de retourner travailler. Il n'avait jamais eu besoin de reconnaissance pour briller.

Il m'en a parlé, de cette histoire. Je ne sais pas s'il m'associait avec Sarah dans un coin de son cerveau ou s'il avait simplement besoin de se confier à quelqu'un ... Tout ce que je sais, c'est que c'est à moi qu'il en a parlé. Un soir, sur les marches du perron, je l'ai surpris en train de fumer une cigarette. Je croyais que tu avais arrêté. Ses yeux bleus, emblématiques de notre héritage familial, se sont redressés afin de se perdre sur mon visage. Je le croyais aussi. avait-il rétorqué, en haussant les épaules. Nous nous sommes échangés quelques platitudes, au départ. Je brûlais d'envie de lui poser des questions mais ... J'étais bien consciente que cela ne se faisait pas. Et pourtant, tout ce que j'avais en tête, c'était le visage de Sarah. Qui se transformait en le mien. Ça aurait pu être moi. ... Dire que ça aurait pu être toi ... Ça me rend malade. avait-il finalement avoué. Adam n'a jamais été particulièrement expansif : il avait toujours eu cette habitude de parler à travers ses agissements. Ses mots étaient toujours plus rares et, en conséquence, plus précieux. Je ne crois pas l'avoir déjà vu parler sans avoir réfléchi au préalable.

Ce soir là, il m'a tout raconté. Tout. Comment il avait suivi l'affaire, dès le premier jour. Comment sa curiosité avait été piquée, lorsque personne n'obtenait de pistes sur la jeune fille. Comment il avait été réprimandé lorsqu'il avait tenté de mener sa propre enquête ; comment il s'était entièrement désintéressé de l'affaire, en conséquence, au fil des années.

Lorsque cet appel anonyme a été placé au commissariat, il était si tard qu'il ne restait plus que trois personnes sur place. Je sais où est Sarah Nichols. Six mots étaient tout ce qui avait suffi pour captiver l'attention de tout le LAPD. Sans réfléchir, ils étaient montés en voiture afin de se diriger vers l'adresse qu'on leur avait indiquée ; leurs sirènes braillaient sur la route afin qu'on leur cède le passage. En arrivant sur les lieux, toutes les lumières étaient éteintes afin de garder profil-bas. Il m'a parlé de la maison isolée dans laquelle ils ont entrée ; du parquet qui grinçait sous le poids de leurs pieds. Il m'a décrit la sensation maladive qu'il a ressentie en entrant dans les lieux, ainsi que le poids de l'air, qui semblait tirer ses entrailles vers le bas. Il n'a pas eu besoin de me parler de l'adrénaline, il tremblait presque en me racontant l'histoire. Il m'a parlé de la peur qui lui tenait au ventre en se demandant ce qu'ils allaient bien pouvoir trouver. Je crois que c'est probablement l'affaire la plus risquée dans laquelle il n'a jamais été retrouvé. Ce soir là, il savait qu'une balle égarée suffirait à le faire taire à tout jamais.

Il n'a pas voulu me donner trop de détails sur la suite, sans doute pour ne pas avoir à revoir les images. Il m'a simplement parlé de l'odeur de mort qui émanait de la salle où ils l'avaient retrouvée ainsi que de son apparence cadavérique. ... C'est à cause d'histoires comme celle-ci que Kate est partie. a-t-il finalement ajouté. Lorsque je lui ai demandé de m'expliquer ce qu'il voulait dire, j'ai eu droit à une nouvelle histoire ; une histoire dont je n'avais jusqu'à présent jamais entendu parler. Il m'a recompté une affaire qu'il y avait eu, il y a quelques années, et dont il avait fait partie en tant qu'Officier II. Son supérieur et lui étaient parvenus à enfermer un dealer des rues qui n'avait pas apprécié que ses affaires prennent fin si prématurément. Au moment de se faire embarquer, il avait réussi à se défaire de l'emprise des officiers pour essayer d'étrangler le supérieur d'Adam avec la chaine de ses menottes. Après l'avoir menacé de le tuer, il lui a fait la promesse de retrouver toutes les personnes auxquelles il tenait pour les descendre sous ses yeux, les unes après les autres. Pris de court par la surprise, le corps immobile d'Adam demeura là face à son collègue. Le visage de celui-ci s'empourprait avec les secondes, menaçant d'éclater à tout moment. Tire-lui dessus ! avait-il hoqueté. Tire-lui dessus, bordel de merde ! L'arme braquée sur le malfaiteur, Adam est resté là, à essayer de calmer la situation. Elle n'a pas cessé d'escalader. Cette fois-ci, c'est à lui que le dealer avait décidé de s'en prendre. Il avait décrété que son tour viendrait ; qu'une fois qu'il aurait descendu "le vieux" et tous ses proches, il traquerait sa famille. Qu'il violerait sa petite-amie avant de la descendre, et qu'il lui enverrait des photos de leurs ébats. L'arme toujours braquée sur lui, les yeux le fixant intensément, les mains tremblantes, tout ce qu'Adam entendait, c'était les cris de son collègue. Tire, putain, qu'est-ce que tu attends ?!

*BLAM BLAM*

Deux coups, partis se loger dans le crâne du détenu. Celui-ci était reculé de deux pas avant de s'effondrer lourdement au sol. Sur son visage, la surprise de mourir était imprimée de façon explicite. Son collègue profita de cet instant pour avaler une grande bouffée d'air avant de lui faire une tape dans le dos et de le féliciter. Tu as rendu service à ton pays, aujourd'hui. Tu peux être fier de toi. Ses yeux se sont contentés de fixer l'arme qu'il venait de tirer avec horreur. Il avait tué quelqu'un.

Le LAPD a tout mis en oeuvre pour faire taire cette affaire au mieux de sa capacité. Adam a gagné une médaille pour son "acte de bravoure indéniable", ainsi qu'une promotion au rang d'officier III. Le soir, en rentrant, il avait mis Kate à la porte. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, il m'a expliqué qu'il était devenu incapable de la regarder sans se sentir coupable. Lorsque je lui ai demandé de quoi, il s'est contenté de me répondre : de l'avoir tuée. Je ne sais pas s'il avait peur qu'elle meure à cause de son métier, ou s'il avait peur de tirer son arme sur elle un jour, comme il l'avait fait avec ce dealeur belliqueux. Tout ce que je sais, c'est que Kate n'avait pas compris non plus et qu'elle ne voulait pas partir. Mais Adam ne lui avait pas laissé le choix.

Après cette longue discussion, j'étais davantage en mesure de comprendre mon cousin. Je savais qu'il n'avait pas un mauvais fond, mais je ne pouvais plus le voir de la même façon. Il n'était plus aussi ... Impénétrable que je le pensais. Un chevalier au bouclier d'argent ; un prince charmant au sourire étincelant. Il était humain. Il savait que je ne pourrais plus le voir de la même façon et c'était un risque qu'il avait accepté de prendre en se livrant à moi. Ce à quoi il ne s'attendait probablement pas, c'était que cette conversation nous rapprocherait.

Enfin, je l'ai compris. Lui, pour tout ce qu'il était. Il avait tué un homme mais il n'était pas un tueur et si lui était incapable de le voir, moi, je le savais, au fond de moi. C'était plus fort encore qu'un instinct : c'était une évidence. Il n'était pas un tueur, car il s'en voulait pour ce qu'il avait fait. Et pourtant, il n'avait pas eu le choix. C'était le dealer ou son collègue. Qui sait si lui-même n'y serait pas passé, s'il n'avait rien fait ?

À ce jour, je crois qu'il s'en veut encore. Je ne sais pas s'il pourra réellement se pardonner un jour pour ce qu'il a fait, ce qui explique d'autant plus mon incompréhension face à son désir de ne pas changer de carrière. Lorsque je lui ai demandé s'il était sûr de son choix, il m'a dit que oui. Je lui ai demandé de m'expliquer pourquoi, et dans un sourire mélancolique, c'est ce qu'il a fait. J'ai toujours envie d'aider cette ville ; ma mission n'a pas changée. J'aurais pu argumenter qu'il y avait plein de façons d'aider Los Angeles, mais je ne l'ai pas fait. Je me suis contentée de me mettre à sa place et de me demander si plus tard, je pourrais avoir envie de renoncer à ma carrière parce qu'un patient était mort sous ma supervision. J'y ai longtemps réfléchi, tout comme lui, je suppose. Puis je me suis rendu compte que non. Plus qu'autre chose, je chercherais plutôt à apprendre de mes erreurs pour faire mieux la fois d'après. En sept ans, Adam a bien su prouver qu'il avait réussi à mieux faire les fois d'après.

On se voit rarement, à présent, mais notre lien n'est pas moins fort pour autant. Il représente le grand-frère que je n'ai jamais eu, mais dont j'ai toujours eu besoin. Celui à qui je pouvais me confier lorsque ça n'allait pas ; celui sur qui je pouvais prendre exemple lorsque je me perdais. C'est ma famille, mon sang et jamais je ne pourrai l'oublier. Les peu de fois où on se voit, c'est afin de discuter de ma vie. Lorsque j'essaie de lui faire parler de la sienne, il me fait comprendre qu'il n'y a pas grand chose de nouveau. À l'entendre, on pourrait croire que son travail occupe 99% de son temps. Je suis consciente que ce n'est pas le cas ; je suis moins sûr que lui le sache, par contre.

Parfois, on reparle de Sarah Nichols. Je lui demande s'il sait ce qu'elle devient et s'il a de ses nouvelles. Il me dit que parfois, oui. Je lui demande s'ils se rapprochent de l'incarcération de son ravisseur. Il me dit que non, mais qu'un jour, ils le trouveraient.

Je l'espère de tout coeur.

Parfois, la nuit ... Je ne suis pas rassurée.