Pâle comme une aquarelle, j'ai vu son ombre avant de la voir elle

Les yeux clos, la respiration haletante, tu te laisses aller sur la piste pour oublier. T'es entré dans cette boite avec une fausse carte d'identité, t'as pas seize ans et le videur n'a même pas fait attention à ça, comme s'il s'en foutait qu'une gamine puisse aller dans un club. T'es pas seule évidemment, mais dans le délire, t'es juste la fille qui a servi à faire rentrer les trois autres gars qui l'accompagnent, leur évitant l'attente dans le froid. Ils t'ont vite laissé tombée dans la flopée de gens en sueur, saoul et sûrement défoncés aussi. Ce soir est ta seule chance de pouvoir taper dans l'œil de Conan et tu compte pas laisser qui que ce soit te passer devant. T'es qu'une gamine pour lui, mais tu le seras pas longtemps. Tu l'as vu ce regard mauvais qu'il a lancé au type qui te collait tout à l'heure et tu sens encore son regard brûlant sur toi. Merde Oxalie, t'es qu'une gamine. « T'es comme ma petite sœur et je ne laisserais pas un sale crasseux te salir comme ça ! T'es une gamine, t'as quinze ans n'essaie pas de jouer les grandes Ox. » Ouais chaud, il t'avait bien recalé là, remise à ta place bien comme il faut.
Tous tes espoirs évanouis, jamais il te kifferait comme il kiffait les jolies métisses du quartier. T'es qu'une gamine qui essaie de jouer les grandes Oxalie Callaghan.

J'aurais voulu lui dire : "Faut qu'tu prennes hyper soin d'toi"

La famille, c'est plus ce que c'était. T'as grandis dans les bas-fonds de la cité des anges. T'aimes pas ce nom, il n'a pas la même signification dans ta rue que pour les bourges de Bel air. Leurs anges sont d'Hollywood, sur grands écrans, tes anges à toi, ils sont à peine connus, crevant de faim dans les caniveaux. T'as la rage contre la société alors que t'as pas passé le seuil des dix-huit ans. À ce jour, t'en as dix-sept, tes parents parlent avenirs et projets de déménagement. On te le demande ton avis à toi ? Est-ce que t'as envie de quitter la rue, la violence et la famille que tu t'es faites au fil des années ? T'as envie toi de quitter la frat qui t'entoure quand tu traîne le soir ? On te le demande, si elle va pas te manquer la petite vieille du 16, qui te fait des sourires et t'offre des biscuits quand tu rentres des cours, exténuée par la journée et les insultes qui ont fusé à ton encontre ?
Oxalie est une salope, elle traîne qu'avec des mecs, c'est forcément qu'elle se les tape. Te taper tes reufs ? Tes frères, ta vie, ta famille ? T'es pas de ces meufs qu'écartent les cuisses pour un billet de 20$ juste pour pouvoir s'acheter de la beuh et des effluves de respect. La famille, c'est vraiment plus ce que c' était. Tu te sens trahis, arracher à ta vrai famille, ta véritable vocation, ton chemin. Le groupe reste et toi t'es emmené de force à Westwood. Un quartier bien trop chicos par rapport au tien. Tu passes tes soirées à Compton avec tes potes et tu fais le mur plus qu'il n'en faut. T'as dix-sept ans et t'as assez de séjours en maison d'arrêt à ton actif pour que les flics de Compton et de Westwood soient devenus potes à force de gérer ton cas. Ils appellent presque pour savoir si t'es encore en vie quand ils ne te ramènent pas chez tes parents au moins un soir par semaine.
T'es partie depuis trois ans de Compton et tout est parti en vrille pour toi. Sur le groupe de sept que vous étiez, Maggie, Conan et toi, vous êtes les seuls à pas avoir définitivement chuté. Clarence s'est pris une balle, Tiger est en taule pour trafique et les autres ? Les autres ? T'as plus de nouvelles. La famille n'est plus.

Les mecs la matent, elle en a marre de ces blards-fon

T'as débarqué comme si de rien était ce jour-là. Vingt-cinq ans. La dernière fois que t'as eu des nouvelles de la mif de Compton, t'en avais dix-huit. T'as passé le cap, tu t'es fait de nouveaux potes. Y avait plus personne dans la rue. Ils avaient tous refait leur vie dans d'autres rues du quartier. Et t'as donné tout ce que t'avais pour leur parler. En vain. T'avais plus ta clique d'avant, t'étais comme une étrangère pour eux. Et quand tu croises le regard de celui que t'avais idolâtrer pendant tellement d'années, tu te souviens de ce putain de soir où tout ce que t'avais toujours voulu aurait pu t'arriver. Putain t'y avais cru a son foutu discours de connard malheureux. Sa meuf l'avait foutu à la porte, t'avais ouvert ta fenêtre pour qu'il ait au moins de quoi dormir au chaud et t'avais fais la connerie d'ouvrir ton lit. Conan Sexy Conan. Connard sexy Connard. Tu t'es offerte comme une idiote et t'as plus eu de nouvelle. Ça t'as forgé le caractère, t'étais déjà pas bien adorable avant, t'en es devenu plus mesquine et plus impulsive. On te prend plus pour une conne ou en paie les conséquences. T'en fais toujours autant, des conneries, mais c'est plus ce que c'était avant. C'est plus juste un petit graffiti, une petite fraude pour entrer dans un club. T'as fait la conne en rejoignant ce coup-là, on t'avait promis de la tune et t'as fini par te faire choper et envoyer en maison d'arrêt. Plus jamais de vente de shit dans une soirée.
Petite femme perdue au milieu de la grande ville, tu ne sais plus quoi faire de ta vie. T'as arrêté les cours après le lycée, t'avais pas le profil pour la fac. Résultat, tu vis chez une veuve en manque d'affection, dans une petite chambre à l'étage. En coloc avec quatre autres personnes qui s'exaspèrent aussi de cette femme qui offre son toit à tous ceux qu'elle croise. Ce n'est pas plus mal, même sans bosser vraiment, tu ne vis pas dans la rue. Tes parents t'aident en attendant que tu trouves un job, que tu fasses autre chose de ta vie que de traîner dans la rue et garder les gosses de ta propriétaire pour 20$ la garde. Mais t'en as pas vraiment envie toi, de bosser. T'es mieux dans la rue, à traîner, à courir, à profiter de ce qui t'entoure. T'aides les gens que tu croises qui sont dans le besoin, t'offre volontiers ton repas à un sans-abri. De toute façon, tu manges plus tellement maintenant, t'as pas tellement le goût à ça. T'as juste le goût à la liberté et à profiter de ta vie. Tu veux retrouver ta vie d'ado, tes potes, tes proches. T'as la rue dans le sang.

Elle danse comme si elle en avait envie, ah au moins elle est en vie.

T'aurais voulu lui dire à quel point tu lui en voulais. T'avais passé ton adolescence à le lover, à le défendre, à le voir comme le mec parfait qu'il n'était pas du tout. Non seulement, il avait brisé ta confiance, mais il avait brisé le groupe en t'éloignant de tous. Bien entendu, tu allais lui faire regretter tout ça. On ne s'en prend pas à toi sans en subir les conséquences. Et le plus drôle dans tout ça, les que grâce à lui, les petits gosses de Westwood commencent à bien moins te répugner. Tu passes encore ta vie dans la rue, à traîner comme une paumée, mais tu vois le monde tout autrement. Les crimes qui t'entourent, la violence des rues, l'amour des uns, la haine des autres. Tu découvres un monde que tu ne voyais qu'avec répugnance et haine il y a si peu de temps. Vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans et c'est comme si tu découvrais le monde. T'offres leur chance aux autres aujourd'hui, t'arrêtes de te renfermer sur toi-même et tu vis bordel. T'as besoin de vivre et de profiter. Ouais c'est pas ce qu'aurait dit l' Oxalie de Compton, mais ça fait bien longtemps qu'elle a disparu dans la foule de ce petit club perdu, quand elle n'avait pas seize ans et que l'homme de ses rêves, ce gamin perfide et profiteur lui avait fait croire qu'il serait toujours là pour elle. Il l'avait été jusqu'à ce qu'elle lui ouvre grand ses draps et il avait disparu dans la nature, emportant avec lui toute la noirceur et la confiance d'une gamine perdue.

Les yeux clos, la respiration haletante, tu reste planqué dans cette ruelle sombre et glauque. Les graffitis, c'était rien, la vente de stup, c'était rien. Mais qu'est-ce qui t'étais passé par la tête de t'introduire chez elle comme ça ? Tu t'attendais à quoi ? Il est marié maintenant, faut que t'arrête tes illusions, cet enfoiré à refait sa vie sans penser cinq petites ridicules minutes à la « petite soeur »qu'il a sali et envoyé droit vers la dépression et la débauche. Mais toi, toi t'oublie pas. Tu voulais juste la voir, celle qui t'avait devancé et savoir si toutes ces rumeurs étaient vraies, la voir elle et voir son gosse. Putain Oxalie, t'avais quoi en tête en rentrant dans cette baraque et en entrant sans te poser de questions dans la chambre d'un gamin à plus de trois heures du mat ? Évidemment, elle allait appeler les flics en te trouvant et évidemment, il allait savoir que c'était toi. Et t'étais là, planqué dans une ruelle dégueulasse depuis deux bonnes heures à flipper d'être choppé par les flics. Conan t'avait reconnu quand il t'avait couru après, il avait dit ton prénom. Et s'il te dénonçait, t'était foutu ma vieille.
Toi qui ne pensais qu'à refaire ta vie tranquille, tu t'attires les emmerdes comme un aimant. Tu passes ton temps dans la rue, chez tes parents et bien trop rarement dans la chambre que tu loues, tu cherches à te reconstruire en cherchant à te créer de nouveaux liens, mais ce nouveau départ n’effacera pas les souvenirs de Compton.