1er Septembre 1999. Californie.

Les bottes claquent contre l'asphalte et marquent le tempo, les corps semblables dansent et cherchent l'alignement parfait. Encore quelques secondes d'hésitation et le décor se fige, un silence d'or se fait.  

Gabriel se tient là, parmi la foule, fier et droit. Convaincu d'être à sa place, plus qu'il ne l'a jamais été.  

"Bienvenue à l'école de police !" Scande une voix aussi autoritaire qu'assurée au dessus de la foule. Une voix qui donne brusquement du sens à ses dix huit dernières années.  

Dix huit années d'attente et d'impatience pour ce garçon élevé pour devenir policier et perpétuer à son tour, la tradition familiale. Une tradition, une histoire qui ne laisse pas de place au choix ni au doute.  

Le gamin que l'on équipera d'un uniforme et d'un neuf millimètres pense concrétiser un rêve, son rêve. Sans se douter qu'il vit dans une illusion, un théâtre monté de toutes pièces et écrit à l'avance, une tragédie.

06 Février 2010. Californie.

Le bout de ses doigts vient effleurer sa peau là ou elle est nue. Sur son bras s'appuie sa nuque délicate. Le couple s'étreint comme il en a l'habitude. Des gestes simples devenus naturels mais jamais anodins.  

Gabriel n'aurait cédé sa place pour rien au monde. D'abord parce qu'elle avait été difficile à acquérir mais aussi parce qu'il avait compris que c'était ces moments là qui comptaient le plus.  

Il n'avait pas besoin d'un amour passion, destructif. Qu'elle le pousse à se jeter d'une falaise ou à voler trop près du soleil. Il n'avait pas besoin de crises répétées dans le seul but de mieux se retrouver.  

Cette passion destructrice il l'a vivait déjà, chaque jour en se levant, en glissant son insigne dans sa poche et en passant les portes du commissariat. Le soir lorsqu'il rentrait il n'espérait que son sourire qu'elle lui offrait chaque jour avec plus de douceur et de tendresse. Cherchant désespérément à retenir ce qui ne demandait qu'à s'égarer.

Octobre 2010. Californie.

Chaque affaire comporte son lot de mystère, d'excitation et parfois de révulsion. Elles sont à chaque fois un nouveau défi qu'il faut être capable de relever malgré la frustration, malgré la possibilité d'échouer. Parce qu'une enquête c'est avancer, reculer, trouver ou abandonner.  

Les inspecteurs sont plus au moins sensibles au sujet qu'ils traitent. Mais de toutes les enquêtes, une catégorie les atteint plus que les autres, celle touchant aux enfants. Meurtres, disparitions, viols … ses dossiers sont les bêtes noires, ceux qu'on ne veut pas voir arriver sur son bureau.  

Gabriel sait que ces enquêtes détruisent tout sur leurs passages. La famille, l'entourage amical ou professionnel, les flics eux-mêmes, responsables du merdier qu'ils créent lorsqu'ils suspectent le père, la mère ou l'ami de la famille, le professeur ...

Ces enquêtes détruisent des vies. Et plus le temps passe, plus il sait que la réponse qu'il apportera – s'il y'en a une un jour – ne sera jamais la bonne pour la famille. Cette réponse ne sera jamais celle qu'ils attendaient.  

Et lorsqu'il ouvre le dossier, il sait pertinemment qu'il va détruire la vie des Lewis.

19 Janvier 2011. Californie.

L'encre indélébile s'inscrit sur le dos de sa carte sous son impulsion pour former des numéros. Un numéro de téléphone, le sien, personnel.  

A cet instant précis, Gabriel sait au fond de lui qu'il franchit une limite. La frontière trop bien gardée entre le professionnel et sa vie privée. Il sait qu'il fait de cette jeune femme aux yeux clairs bien plus qu'un élément de son enquête. Il sait qu'elle est déjà bien plus que ça.

Et lorsqu'il lui tend le morceau de papier cartonné, il ne réfléchit pas à ce qu'en dirait ses collègues, sa hiérarchie, sa femme. Il ne réfléchit pas aux raisons qui le pousse à ce geste, si elles sont purement égoïstes parce qu'il tombe sous le charme d'une jolie jeune femme ou s'il souhaite réellement panser ses blessures. Il ne réfléchit pas non plus aux impacts de son geste, sur elle, sur lui, sur tout ceux que cela implique.  

Elle s'en saisit, effleurant ses doigts aspirant son âme.

15 Août 2015. Californie.

"Bordel Davis, tu me fous dans un sacré merdier" La lumière perce à travers les voilages poussiéreux des fenêtres et caresse les rétines vides de Gabriel. "Regarde-moi quand je te parle !" Brandit l'officier tout en tapant du poing sur son bureau en bois massif recouvert de paperasses qu'il n'arrive de toute évidence, plus à gérer.  

Obéissant, Gabriel fixe son regard dans le sien sans aucune once d'émotion. Un regard qui semble terriblement perturber l'officier dont le menton se met à trembler de colère. "Je t'ai couvert pour ton père et ton grand-père mais tu as dépassé les limites ! Voler des sceller, tabasser des indics … T'as les fédéraux au cul et moi aussi !" La peau grasse et grise de l'homme se colore peu à peu dans un rouge cramoisi. Plus le ton monte et plus il postillonne.  

"Ton affaire est classée" Finit-il par prononcé dans un ton fataliste qui pousse Gabriel à froncer les sourcils prit par l'incompréhension. "Classée ?" Reprend-il comme s'il n'avait pas bien entendu. "Classée" répète-il, les dents serrés sous le regard noir de Gabriel qui se redresse sur son siège. "Et qu'est-ce qu'on est censé dire à la famille ? Désolé votre garçon est peut-être mort ou peut-être vivant quelque part mais ce n'est plus notre problème ?"

"Ce n'est plus ton problème" insiste-t-il en contournant son bureau pour s'approcher de lui. "A compter d'aujourd'hui tu es relevé de tes fonctions. Je me suis arrangé pour que rien n'apparaisse dans ton dossier ni dans ton casier et là je te fais une sacré fleur, rend moi ton insigne et ton arme" Un instant, Gabriel resta pétrifié, incapable de bouger, le regard noir fixé dans celui de son supérieur. "C'est fini Davis."

28 Août 2016. Californie.

Il y'a des visages, des regards que l'on oublie jamais, qui nous hante. Chaque jour, ses regards le harcèle comme pour lui rappeler ses trop nombreux échecs ... Au coin d'une rue, le regard souriant et tendre de sa femme. Assis au bar, le regard torturé de Sacha. Courant dans le parc le regard malin de l'enfant disparu. Des regards si profond, empreint d'une réalité qui n'a jamais pu être dite et qui le rende fou, chaque jour un peu plus.