Sinclair gare sa voiture près du Corke Lounge, un bar dans lequel il se rend régulièrement. C'est un vendredi soir, comme à son habitude, le patron du lieu organise une soirée Drunkaraoke, mais ce n'est pas vraiment pour cette raison que notre poète passe la porte du bar. La salle est pleine à craquer. Le jeune homme se trouve une table un peu à l'écart et fait signe au serveur de lui apporter sa commande habituelle. Il sort un carnet froissé d'une poche de son manteau, il y écrit quelques vers, l'air pensif. Un frisson, une sensation brûlante dans la nuque. Quelqu'un l'observe, il en est certain. Sinclair se retourne et croise le regard d'une femme. Un charme, des lèvres brillantes, des cheveux noir corbeau. Il se penche sur son carnet. Il pourrait l'aborder? Il se retourne, elle le fixe toujours, de cet air interrogateur et à la fois si attirant. Il se lève. Une admiratrice peut-être?
Il prend sa place à côté d'elle, et dans un froissement de tissu lui offre un sourire charmeur - comme il sait les faire :

« Je vous offre un verre? »

L’agitation, le bruit, le désordre, j’ai toujours détesté ça et je n’ai jamais vraiment compris pourquoi les êtres humains s’appliquaient à faire remarquer à tout le monde qu’ils étaient en vie. Je regardais l’agitation qu’il y avait au bureau, les nouveaux qui pensaient que gesticuler dans tous les sens tromperait leur supérieur et leur donnerait un air sérieux et impliqué. Cette mascarade avait le don de me faire soupirer d’agacement, ils bougeaient tellement qu’ils n’avaient même pas le temps de réfléchir, à se demander si seulement ils en faisaient l’effort. J’en venais à regretter la Louisiane et ces pecquenauds sans éducations, j’ai grandi dans le sud … on manque tous plus ou moins d’éducation dans le sud. Je feuilletais le dossier que j’avais en main sans grand intérêt et pour cause, il était vide, était-ce trop demander que les services de renseignements face leur travail ? Il fallait croire que oui et je voyais d’ici là mes heures de sommeil diminué et mon quota  de tasses de café augmenter.

Je devais m’occuper d’une disparition et je bossais avec une équipe que j’imaginais déjà incompétente. Un soupire et un regard las plus tard, me voilà en bas de la rue, dossier en main, marchant vers le bar le plus proche … le seul bar que je connaisse pour l’instant d’ailleurs. Je m’installe, ouvre le dossier sur le comptoir et commande un martini rouge. Un visage qui ne m’apparait comme inconnu capte mon attention et me fait décoller les yeux du rapport. Qui est cet homme ? Il dégage une assurance naturelle, une sensibilité presque palpable … il m’intrigue,m'attire peut être ... parce que si je ne peux pas mettre un nom sur ce visage que je pense connaitre, je peux y mettre un ressenti, une émotion et pour l’instant ce qui domine c’est ma curiosité. Il se retourne et m’observe à deux reprises mais mon regard ne se détache pas de lui, jusqu’à ce qu’il finisse par se lever. Je tourne la tête vers mon verre, pas que je sois spécialement timide mais je n’ai jamais été très à l’aise pour ce qui est de faire la conversation. Je fais semblant de voir qu’il ne vient pas, alors que toute les cellules de mon corps me crient qu’il s’approche de moi, sa voix me fait légèrement lever la tête et je lui souris, de ce sourire crispé qui trahi mon malaise. Je finis mon verre, presque d’une traite et avec un léger sourire insolent aux lèvres je lui dis doucement, d’une voix calme.

« Vous avez laissé votre papier pour venir me proposer un verre … je ne peux pas refuser maintenant … »

Et je lève mes yeux verts vers les siens.

La jeune femme lève ses yeux vers les siens. Des yeux d'un vert pâle et envoûtant. Sinclair se perd quelques instants dans les idées qui se bousculent dans son esprit. Vert comme les reflets irisés des feuilles au matin. Il secoue la tête et range son carnet dans sa poche. Elle lui offre un sourire espiègle - presque insolent.

« En effet, c'est une occasion à saisir. »

Son ton semble ironique, il passe une main dans ses cheveux, l'air satisfait :

« Deux Vesper, je vous prie. »

Il tend quelques billets au serveur avant de se tourner vers la brune. Ses traits sont fins, anguleux. Il se penche en avant, la main tendue :

« Bonsoir à vous, mademoiselle. Puis-je savoir à qui ai-je l'honneur? »

Il insiste sur le mot français, prononcé avec soin. C'est bien lui, il faut toujours qu'il en fasse trop - il ne quitte jamais son rôle. Même si au fond, lorsqu'on y réfléchit bien, ce sourire n'a rien de vraiment franc, une pointe de cynisme peut-être. Il se demande si elle l'a reconnu. Ce sentiment incomparable de reconnaissance, cet éclat dans le regard, il ne s'en lasse jamais.

Je prends le temps de détailler chaque trait de son visage, de m’accrocher à chacune de ses expressions pour réveiller cette mémoire agaçante, qui ne cesse de me faire défaut. Il s’installe et je retiens une remarque acerbe quand il le fait, parce qu’au fond il ne me dérange pas et que lui faire croire le contraire, serait plus une question d’habitude que de volonté. Il parle d’un ton qui pourrait très certainement m’indisposer, si j’avais été une de ces jolies filles susceptibles. Je le remercie d’un léger hochement de la tête pour le verre qu’il vient de m’offrir.

« Vous avez du gout …»

Il commande d’un cocktail que j’apprécie particulièrement, mais avec l’alcool je ne suis pas très compliquée et avec le travail que je fais, boire un verre tous les soirs est presque devenu obligatoire. Ses mots le trahissent et résonnent en moi jusqu’à secouer ma mémoire défaillante, je me souviens de lui, de l’endroit où je l’ai aperçu. Je l’avais vu juste dans mon salon, alors que j’essayais tant bien que mal de me persuader que je n’étais pas seule en gardant la télévision allumé. Ruser en utilisant un bruit de fond pour se tromper soi-même … pathétique. Je sais qui il est et je sais ce qu’il fait, maintenant j’ai envie d’en jouer. Un sourire vient habiter le coin de mes lèvres et je tends ma main vers la sienne.

«  Juste la fille aux cheveux sombres qui vous fixait … mais si vous avez un peu d’imagination, vous pouvez me donner un nom»

Au fond je n’en ai rien à faire de lui donner mon prénom, bien que je ne l’apprécie pas forcément … ce prénom que je trouve trop masculin et dénué de personnalité. J’ai juste envie de le taquiner un peu, histoire de donner à cette journée un intérêt quelconque.

Juste la fille aux cheveux sombres qui vous fixait…
Sinclair esquisse un sourire. Il hésite quelques instants, tentant de poser un nom sur ces traits si fins, si froids et pourtant si doux à la fois. Une femme de caractère, une femme de poigne.
Il prend sa main dans la sienne et la serre brièvement.

« Éris. »

Il laisse passer un silence, ménageant son effet :

« La déesse de la Discorde. »

Il se fend d'un sourire au moment même où le serveur arrive avec leurs boissons. Sinclair s'empare de la sienne, les yeux toujours rivés sur son inconnue. Il trempe ses lèvres dans le liquide transparent - un sourire au bord des lèvres, moqueur.

« La Discorde infatigable, tout à la fois compagne et sœur de l'homicide Arès, qui d'abord se dresse timidement, mais qui bientôt touche du front le ciel et de ses pieds foule la terre. »

Sinclair a prononcé ces vers avec un telle simplicité - on ne lit jamais trop de poésie. Il étudie son Éris, la cambrure de son dos, le mouvement de ses lèvres lorsqu'elle fait glisser le liquide dans sa bouche. Il s'impatiente - aussi.

Mes yeux s’égarèrent sur son sourire, mon visage froid et calme cachait en réalité un petit amusement intérieur. J’aimais le voir jouer au jeu que je lui proposais, chercher un prénom que pourrait m’aller selon lui. Sa réponse fut à la fois surprenante et audacieuse et j’aurais pu m’en vexer … ou du moins faire semblant. Au lieu de quoi, ma main serrant doucement la sienne avant de s’en détacher.

« Eris … enchantée.»

Lui dis-je d’une voix calme, l’observant alors qu’il faisait durer le silence. Il s’aventura ensuite dans ce que l’on pouvait appeler une explication. La déesse de la discorde, c’était donc ce que ma petite personne lui inspirait. Devais je en déduire que je lui inspirais tout sauf la tranquillité, alors que le visage que j’affichais constamment était calme, impassible et tranquille, bien loin de mes démons intérieurs et des démons que je pouvais lâcher sur le monde qui m’entourait. Mon regard froid le détaillait avec une non gêne et une audace qui pouvait paraitre impertinente, insolente et mal apprise. Puis mes lèvres se fendirent d’un léger sourire en coin, bref, presque imperceptible, trahissant un amusement que je m’efforçais de cacher.

« Je ne sais quoi penser à vrai dire ».

Je m’arrêtai un moment, posant mes lèvres sur le bord de mon verre avant d’en boire une gorgée.

« Vous venez de me baptiser comme la mère de tous les maux. Je ne sais pas si je dois en être vexée, ou honorée».

Je retournai le visage vers lui, mes yeux replongeant dans les siens attendant alors une quelconque réponse de sa part. Je n’étais pas ces petites natures à m’offusquer en permanence, en ce moment, je voulais juste percer à jour mon interlocuteur.

Elle s'arrête un moment - mais le sourire qu'il voit naître sur ses lèvres semble trahir son amusement.

«  Vous venez de me baptiser comme la mère de tous les maux. Je ne sais pas si je dois en être vexée, ou honorée. »

Sinclair passe une main dans ses cheveux, l'air pensif.

« Éris est un personnage plutôt contradictoire... Un peu comme vous j'ai l'impression, sans vouloir m'avancer bien sûr. »

Il termine son verre et dans un geste théâtral, s'incline légèrement face à son interlocutrice :

« Oh, déesse, épargnez-moi donc vos foudres, je ne suis qu'un misérable pèlerin. »

Les coins de sa bouche s'étirent en un sourire, il semble avoir trouvé un public averti. Loin de toutes ces idiotes qu'il a pour habitude de fréquenter.

« La déesse daignera-t-elle accepter un autre verre de ce nectar - que dis-je, de cette ambroisie? »

Sinclair fait signe au serveur de les resservir, l’œil taquin.

« C'est un beau regard que vous avez là. »

Il laisse de côté son impatience et se concentre sur la femme assise en face de lui.

Je laissai échapper un léger rire à ses mots, suivi d’une gorgée finissant le verre qu’il venait de m’offrir. J’avais une personnalité contradictoire selon lui, il avait au moins le mérite de voir plus loin que les autres, auprès de qui je passais pour une weirdo sans cœur.

« Est-ce que vous essayez de me draguer ? Parce que même si mon expérience en terme de drague ne va pas très loin, me dire que j’ai une personnalité contradictoire n’est pas une bonne idée  »

Lui dis-je calmement, avec un petit ton amusé dans la voix. J’observai son geste théâtrale, réprimant un sourire légèrement moqueur.

« Vous êtes un petit personnage vraiment très intéressant  »

Son comportement pour le moins singulier, m’amusait et m’intriguait et cela me changeait des personnes prévisibles, agaçantes et chiantes au possible que j’avais l’habitude de fréquenter au boulot. Le bureau de L.A m’exaspérait un peu, parce que je pouvais voir tout ce beau monde essayer de se montrer à la direction, de monter les échelons, j’en venais à me demander à quel moment le FBI c’était mis à recruter des petits jeunes pleins d’ambitions au lieu de chercher ceux qui faisaient leur putain de Job. A la question de mon interlocuteur de la soirée je haussai légèrement les épaules, comme pour lui dire « pourquoi pas », de toutes les façons je n’avais pas un meilleur endroit ou être maintenant. Un regard en coin à son compliment

« Donc c’est votre plan hein … vous compter me faire boire jusqu’à ce que je trouve que vous êtes un bon dragueur».

Toujours avec cette pointe d’amusement à peine perceptible, en fait je ne savais pas si ce type me faisait du charme. On pouvait mettre un homme devant moi avec une pancarte clignotante marqué "je te drague" , que je ne m’en rendrais même pas compte. J’étais mauvaise à ce genre de jeu, vraiment mauvaise.