La Nouvelle-Orléans, 28 Août 2006.

Une odeur de cigarette planait dans la véranda. Plusieurs mégots traînaient sur le sol, écrasés par une semelle visiblement masculine. La maison était silencieuse, froide, inquiétante. A l’intérieur, chaque objet semblait être à sa place excepté un tableau représentant M. et Mme Murphy et leurs trois enfants : Elias, Azraël et Lukas.

Il était 23h. A cette heure de la soirée, toute la Nouvelle-Orléans dansait sous les instruments des groupes de rue qui venaient animer la ville durant des nuits entières. La cité était en pleine effervescence, profitant des derniers jours de l’été et des ultimes animations estivales. Ce soir, même le couple Murphy, très populaire au sein de la ville, s’était accordé un moment d’amusement et de folie. Elias, l’aîné de la famille, était le seul absent de la famille, trop occupé à préparer sa rentrée à Harvard.

La peinture gisait sur le sol, piétinée et déchirées à plusieurs endroits. Vautré dans le fauteuil préféré de son père, Azraël fixait la cuisine des yeux. A ses pieds se trouvait le corps sans vie de son frère, Lukas. Incapable de lui adresser le moindre regard, Azraël restait pétrifié, choqué, jusqu’à ce qu’une once de courage le force à prendre son téléphone et à composer le 911.

Chaque tonalité semblait durer une éternité. Une voix féminine répondit finalement à son appel d’un calme et d’une compassion démesurée.

« J’ai besoin d’aide, mon frère est mort, il vient de se suicider. »

Ses grands yeux turquoises, ses lèvres fines, sa peau bronzée, ses cheveux blonds comme les blés, tous ces détails caractérisaient un garçon mort pour son intolérance, sa méchanceté, son orgueil. Azraël s’autorisa alors un seul regard.  Allongé sur ce tapis maculé de sang, Lukas n’avait jamais été aussi beau, il n’avait jamais semblé aussi pur. D’un geste lent, le jeune homme retira le canif de la gorge de son cadet et observa le sang s’écouler le long de son cou, de ses épaules tandis qu’un léger sourire vint prendre possession de ses lèvres.




Baton Rouge, 30 Août 2006.

« Monsieur Murphy, vous êtes le premier à avoir découvert votre frère. Pouvez-vous nous raconter d’où vous veniez ? Ce que vous faisiez à ce moment-là ? »

Azraël avait l’impression d’étouffer, l’atmosphère était oppressante et lourde. Face à lui se trouvait deux policiers en charge d’enquêter sur le suicide de Lukas. L’un avait ce genre de physique que l’on retrouvait dans des comédies musicales, l’autre était plus empoté et sa toux indiquait une surconsommation de nicotine. S’ils se doutaient de quelque chose, ils ne laissaient rien paraître. Néanmoins, Le jeune homme, installé sur une chaise métallique au bout de la table, observait chaque expression tentant de détecter ce qu’ils pensaient réellement.

«  Je revenais du centre-ville, j’avais prévu de sortir avec des amis mais je ne me sentais pas en état de rester dehors toute la nuit. Je suis rentrée à la maison et je l’ai trouvé dans le salon, son canif planté dans la gorge. »

Ce petit con était avec ses amis, tous héritiers de fortunes démesurées et arrogants au plus haut point. Je me souviendrais toujours de mon arrivée. Ils étaient tous défoncés et en quête de la moindre connerie à faire.  

Un des deux policiers se leva et déposa une photographie sur la table, devant Azraël. Il s’attarda à côté de ce dernier, s’attendant à le faire réagir. La photo montrait une ligne de cocaïne ainsi qu’un billet de cent dollars roulé pour l’occasion.

« Saviez-vous que votre frère Lukas avait une forte consommation de drogues ? »

Oui bien-sûr, il n’y avait que mes parents pour ne pas s’en apercevoir.

Azraël hocha négativement la tête. Il n’avait pas daigné regarder la photo. Ses yeux étaient restés river sur le seul policier assis en face de lui. Il observait sa posture, la finesse de ses lèvres, la brillance de sa barbe brune et parfaitement fournie.

«  Non, vivre dans l’excès ce n’est pas le genre de ma famille. Et puis à son âge on est censé développer une addiction au coca-cola et non à la cocaïne. »

Lorsque j’ai franchi la porte, un de ses potes m’a qualifié de « pédale. » C’est à ce moment-là que tout a dégénéré. Je les ai flanqués à la porte, tous, sauf Lukas. Il était furieux, il était hors de lui et il a continué ce que son ami avait commencé. A son tour, il s’est mis à m’insulter de « tapette, gigolo, sale homo. »

« Aviez-vous déjà vu le canif qu’il a utilisé ? »

Azraël vint s’adosser confortablement contre le dossier de sa chaise en se passant une main dans les cheveux. La voix du policier tout droit sorti d’un remake de Grease le fit hausser un sourcil. Son ton était autoritaire, déterminé, sec. Posant ses mains à plat contre la table, Azra se redressa lentement et prit un air supérieur.

« Evidemment. Il appartenait à notre grand-père, il lui en avait fait cadeau et Lukas le gardait toujours sur lui. »

Après ses insultes, il m’a menacé avec son canif. Il avait perdu le contrôle de lui-même, il n’avait plus aucune notion des choses. Alors il s’en est pris à James, mon petit-ami. Il m’a menacé de le dévoiler à nos parents. Et à cet instant précis, tout est allé très vite.  Je me suis emparé de son couteau et à mon tour, je l’ai menacé avant de l’égorger.

« Pourquoi avez-vous retiré le canif de sa gorge ? »

Haussant les épaules, Azraël décrocha ses yeux du policier qui lui faisait face afin de regarder son coéquipier.

« Je ne supportais pas l’idée que mon dernier souvenir de lui soit celui d’un gamin avec un couteau enfoncé dans le cou. »

Les deux policiers acquiescèrent ensemble. Le plus potable informa Azraël qu’ils pourraient être amené à l’interroger de nouveau. L’autre lui conseilla ne pas s’éloigner car après tout « on ne sait jamais ».
Jamais ils ne pourront prouver que cette catastrophe n’était pas un homicide. Jamais ils ne sauront que le coupable, c’était lui.  


28 août 2012, Arabie Saoudite.

Cher journal,
Cela fait six ans que je ne suis pas rentré aux Etats-Unis. Six ans que Lukas est mort. Six ans que mes relations avec mes parents et mon frère sont quasi inexistantes.  Je ne me plains pas trop car ici j’ai trouvé une vraie famille, des frères, des sœurs et parfois même plus. Je ne vais pas mentir, m’engager dans l’armée a probablement été ma meilleure idée et c’est seulement aujourd’hui que je commence à m’en rendre compte.
On m’a finalement nommé médecin en chef. Je fais partie d’une équipe qui comporte trois autres médecins tous spécialisés dans un domaine. Moi, on me formera principalement à la chirurgie. Je suis le plus jeune diplômé de la caserne et on a prévu de fêter ça dignement un soir dans la semaine. Je sais déjà comment ça va se terminer.


15 Juin 2013, Arabie Saoudite.

Cher Journal,
Aujourd’hui, plusieurs nouvelles recrues sont arrivées à la base. Parmi elles il y a Jude, un sniper réputé pour sa précision et pour son humour. Je sens que l’on va bien s’entendre mais peut-être est-ce trop tôt pour en être sûr.


05 Avril 2014, Arabie Saoudite.

Cher Journal,
Je commence à penser que j’ai fait mon temps dans l’armée. J’ai envie de nouveaux challenges, d’une nouvelle vie. Jude se lasse de l’adrénaline et de cette question incessante : « Vais-je rentrer en vie aujourd’hui ? »
Nous pensons nous installer à New York, la ville de tous les possibles. Moi je trouverai facilement une place dans un hôpital ou une clinique. Jude lui aimerait se recycler en instructeur dans une caserne proche de New York. Je crois que je pourrais facilement m’habituer à ce genre de vie, le genre de vie saine et sans zone d’ombre, ou presque.


24 Novembre 2014, Arabie Saoudite.

Cher Journal,
Mon départ se rapproche, d’ici deux mois je prendrai un nouveau départ. Jude a finalement décidé de rester ici. J’imagine qu’il préfère l’idée de rester avec de militaires plutôt qu’un médecin en blouse blanche.
J’ai décidé de m’installer sur la côte californienne et de constater par moi-même ce qu’elle a à m’offrir.


03  Mars 2016, Los Angeles.

Semaine N°28
Patient N°245 : décédé après un arrêt cardiaque. Echec de la réanimation.
Patient N°246 : état stable. Observations à poursuivre.
Patient N°247 : cancer du cerveau en phase terminal. Arrêt des soins.
Patient N°248 : en phase de guérison.
Patient N°249 : en phase de guérison.
Patient N°250 : en phase de guérison.

Courses :
- Gants en latex
- Piments
- Morphine
- Œufs
- Lait
- Préservatifs


25 Juillet 2016, Los Angeles.

Semaine N°45
Patient N°412 : décédé. Greffe de cœur.
Patient N°413 : décédé. Cancer de la gorge.
Patient N°414 : en soins intensifs, à surveiller.
Patient N°415 : décédé suite à ses blessures (accident de voiture)
Patient N°416 : en phase de guérison.
Patient N°417 : décédé. Cause : inconnue.

Courses :
- Vodka (x4)
- Dr. Pepper
- Préservatifs
- Couteaux de cuisine
- Vin blanc (x2)
- Bières
- Morphine
- Désinfectant
- Javel


17 Août 2016, Los Angeles.

Cher Journal,
J'ai finalement réussi à me renseigner sur le patient N°499. Il est connu des services de police pour tentative de viol sur plusieurs femmes ainsi que pour pédophilie. Il n'a jamais été inculpé. Il souffre d'une légère arthrodèse*, l'intervention se fera dans quelques jours. L'opération est bénigne, enfin normalement.


21 Août 2016, Los Angeles.

Semaine N°54
Patient N°498 : état stable. Toujours en observation.
Patient N°499 : décédé.
Patient N°500 : en phase de guérison.

Courses :
- Morphine
- Gants en latex
- Blouse
- Tomates
- Vodka (x2)

*Une arthrodèse est une intervention chirurgicale destinée à bloquer une articulation lésée par l'obtention d'une fusion osseuse (en général de l'extrémité des os) dans le but de corriger une déformation ou d'obtenir l'indolence.