Mécanique. Magicien. L'air est moite, le vent s'est endormi, ennemi oublié, passé trépané. Aventurier d'un autre temps. Le temps s'égraine doucement, vestige d'un ennui mortel, infini.
Las. C'est le mot. La vie est plate, morne, interminable. La fatigue de vivre ? Peut-être.

Les dossiers s'empilent sur le bureau de formica, l'ordinateur déborde de photographies d'un macabre sans nom : viols, extorsions, gamins décharnés, arrachés à l'innocence d'une enfance détruite par la folie de l'Homme.
Le soleil qui frappe le front, qui fait se sentir mal. La chaleur qui recrute chaque goutte de sueur, épuisante créature du dedans. Le serpent qui dévore, le serpent qui rampe et qui mue.

Mutation, créature mystique de l'infernale vérité. Tes pas sont lourds, fatigués. Ton regard est au vide ce que la vacuité est à la religion : un tout, un infini, une immense ritournelle. Dans tes yeux profonds se perdent toutes les valeurs d'une morale trop longtemps réprimée. Dieu des siècles, dieu des Hommes et saint du millénaire. Les paupières sont closes, mélodrame devant ton âme. Les yeux s'ouvrent et se ferment, marées de sel dans les pupilles si pures.
Regrets, doutes. Questions.

La cigarette se consume dans le cendrier, vestige d'une incongrue dépression. La fumée s'échappe, insensible aux drames d'ici-bas, insensible aussi, aux joies qui s'y trouvent parfois.
Briseuse d'âme, tueuse de corps. Les campagnes contre la tabagie sont risibles. Drôles parfois.
Qu'un si petit tube inflige tant de désolation. Presque admirable. La mort est admirable, c'est le constat que tu fais de ces années passées dans la police. La mort est un euphémisme de la souffrance. Le pire n'étant pas de perdre la vie.

Autrefois, ton âme était si joviale. Souvenirs encore bien imprimés de sourires, d'admirables joies. Le temps était autre, plus heureux, plus coloré. Stroboscope, réminiscences. Les larmes sont prêtes, décharnées, enchantées, danseuses enflammées dans la nuit de pacotille.
Les armes sont levées, les mains dégorgées. Le temps des luttes s'est achevée. Le noir l'a emporté. Les couleurs sont bannies, chassées d'un territoire autrefois conquis.

Le mariage est un naufrage. Pire, le mariage est un crash d'avion, un détournement de ligne. Le mariage est un iceberg géant, une fresque monumentale des échecs de chacun. Le mariage ne sert à rien sauf à relancer l'attrait des relations extraconjugales. Le mariage est une incitation à la tromperie, à la déchéance sexuelle. Institution du sacrée, union brisée.
Désabusé par le mariage, par l'illusion qu'une fois en couple, la vie serait différente. Que les affaires sembleraient plus drôles, plus sympathiques. Que le mariage serait un fusible parfait. Tromperie, rêverie à l'infinie.
Jamais. Le mariage n'aura rien changé. Il n'aura même pas su modifier cette sale habitude à travailler comme un dératé. Les résultats avant la vie, peut-être.

Souvenirs d'autrefois encore. Souvenirs d'un visage, d'un sourire. Souvenirs de paroles qui se dévoilent, de jeux fugaces et d'interrogations. Souvenirs d'amour platonique, presque malsain. Souvenirs d'un éloignement aussi, celui de l'âge adulte. Et souvenirs d'un corps nu, étendu. Souvenirs de cheveux arrachés, de sang coulant des ports saillants de la peau. Sœur abattue pour quelques doses d'une cocaïne coupée aux brisures de vitres.
Vocation. Famille. Héritage. Les raisons de l'engagement sont nombreuses, justifiées. Père vu comme un héros, pourtant escroc. Grand banditisme chassé, poches débordantes de billets.
Le temps est sale comme la vie, la vie est sale comme le temps.
Les années s'en sont allées aussi vites qu'elles sont venues, chevalières aux nobles destriers.

Mère absente, divorce consommé. Violences d'un père fatigué, violences meurtrières. Violences qui, tu le sais, ont précipité ta sœur dans l'enfer des drogues et de l'horreur. Violences policières et paternelles. Crime silencieux, insidieux, serpent des serpents.
Mère dans la terre, encerclée par les charognards. Mère partie trop tôt.
Suicide.

Te construire. Cette étape fut sans aucun doute la plus complexe. Comme gravir l'Everest. Chercher ta place, creuser un trou. Douter de tout, de la police, de la loi, de l'engagement. Puis les méthodes qui s'imposent, des opérations réussies. Des félicitations, des tapes dans le dos, des sourires éberlués, hypocrites traces d'affreux politiciens. Le résultat, qu'il soit censé ou non, voilà ce qui intéresse.
Se salir les mains. Se passer des petites frappes pour toucher les gros poissons. Voilà ta méthode.
Négocier avec le pédophile de base pour faire tomber un réseau, dealer avec le petit revendeur de shit pour saisir le nouvel Escobar.

Les Mœurs. Plus variées que la Crim', les affaires demandent souvent un courage que ton esprit a su produire. Pourtant frêle, pas vraiment sûr de toi lorsqu'il s'agissait de prouver au monde que tu étais capable de déplacer des montagnes, tu as su gravir les échelons. Tu as su monter aussi vite que les étoiles, plus rapide encore que les lancements de fusées.
Tu as été parfois secoué par les affaires internes. Toujours encore, fouineuses en chef, policiers au service de la politique. Tout ce que tu n'aimes pas. Costumes trop chers, méthodes peu accommodantes, ils sont la honte des services de la ville. Du pays même.

Le Bureau. Tu aurais voulu y rentrer. Mais tu n'avais aucune envie, à l'époque, de suivre la formation d'agent fédéral, préférant l'uniforme et les enquêtes de proximité. Les choses ont évoluées, et l'engagement dans les forces jaunes te tâte parfois. Idée souvent réprimée mais pas si folle. Le talent ? Il ne manque pas. Le courage de voir de pires horreurs, c'est peut-être ça le fond du problème.
Et puis il y a cet amour impossible, cet amour interdit, censuré, désincarné. Il y a cette impossibilité, ce sujet tabou, clos, cet attachement qui devient plus qu'une attirance sexuelle. Ces sentiments qui changent et que tu ne voudrais pas flinguer en t'éloignant encore. Alors tu subis, tu subis le Los Angeles Police Department et leurs frasques parfois inutiles, les débats stériles autour de beignets rances et de café noir imbuvable.

Parce que ton quotidien est celui-là.