Humaine, je suis beaucoup trop humaine et je m’attache probablement un peu trop aux gens qui croisent mon chemin. Il n’y a qu’à voir mes relations avec les petits jeunes que j’accueille depuis peu à l’école de danse. Je ne parviens pas à garder mes distances, à être strictement professionnelle et je pense que c’est ce qui fera la réputation de mon établissement. Ici nous n’accueillons pas 15 000 étudiants par an, les places ne sont pas trop coûteuses et le suivi est de qualité, une véritable proximité s’installe entre les étudiants et les danseurs recrutés pour transmettre leur passion et leur technique à la jeune génération. Un autre exemple ? Je me suis attachée à un petit jeune qui a croisé ma route il y a quelques années, combien de temps maintenant ? Quelque chose comme trois ou quatre ans, c’est dingue ce que le temps passe vite. Ce petit con m’a abordé pour réaliser un projet d’école, un court-métrage centré sur un art, la danse. J’ai accepté son offre et il a su élégamment mettre en scène la danse, avec pudeur et un style bien à lui. Zus a de l’avenir dans le domaine, cette touche reconnaissable l’emmènera loin, très loin. Nous aurions pu en rester là mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliquer ? Il a fallu que je m’attache à ce petit jeune dynamique… Bah oui, Greta, toujours là pour prendre soin des autres, j’ai maintenant l’impression d’avoir deux fils et l’inquiétude me guette en permanence lorsque je pense à eux. Que ce soit Jagger, mon fils biologique, ou Zus qui enchaine les plans foireux et les investigations un peu douteuses chez la concurrence. Il prend des risques, pas les bons risques et j’ai tellement peur que tout ceci lui retombe dessus tôt ou tard. S’il y a quelque chose que je pourrais potentiellement lui apprendre c’est d’être à l’heure, il a encore du pain sur la planche à ce sujet à en juger par les quinze minutes de retard qu’il est en train de m’infliger. Le soleil ne tape pas aussi fort qu’en début d’après-midi, une chance, assise sur cette fontaine en plein milieu du parc j’aurais probablement pris cher avec dix degrés supplémentaires.

J’ouvre les yeux paisiblement ce matin dans les bras de mon homme, Achille. Je commence à me réhabituer peu à peu à l’idée d’être en couple après le passage éclair d’Ismaël. Achille et lui n’ont rien à voir, et c’est ce qui me plait tant. Ce premier est beaucoup plus tendre et attentionné avec moi et je le lui rends bien. L’odeur de sa peau m’enivre. Cette sieste en milieu d'après-midi m'a fait du bien puisque je n'avais pas beaucoup dormi la nuit passée. J’embrasse son cou délicatement avant de me retirer de son étreinte lorsque mon réveil se met à retentir dans la chambre. Mais Monsieur semble en avoir décidé autrement. « Bon, okay. Encore cinq minutes mais pas plus, je dois voir Greta aujourd’hui. » Je me ressers contre lui et profite de cet instant en fermant les yeux.

J’ouvre les yeux d’un coup, toujours collé à Achille. Délicatement je me retire de ses bras pour ne pas le réveiller et sors de la chambre avec mes habits. En passant devant l’horloge de la cuisine, j’ai l’impression de rêver. Je me suis rendormi pendant à peu près une heure. Affolé, je saute sous la douche que je prends en cinq minutes chrono. Je m’habille, prends une pomme dans la corbeille de fruit, pars embrasser mon homme et sors de ma villa avec mes clés de voiture. Je démarre en trombe et roule un peu au-dessus des vitesses limitées pour rendre jusqu’à ma Mère de cœur : Greta Kelly. Je me gare sur le parking et, les cheveux légèrement humides et une pomme dans la bouche je cours jusqu’à elle et m’arrête lorsque je la vois assise de dos de l’autre côté de la fontaine. J’ai rattrapé mon retard puisque je n’ai que 34 minutes de plus que l’heure prévue. Je marche après avoir repris mon souffle l’air de rien et la contourne pour me retrouver face à elle. « Yo, Mum. Déjà là, on avait bien dit 6.30 ? » Oui, c’est bas. Mais je joue tout de même la carte de « tu t’es plantée d’heure », ce qui a peu de chance de marcher avec cette maniaque de la ponctualité. Je lui souris en m’installant à ses côtés. « Comment va ? »
 

Je déteste attendre de la sorte, j’ai toujours l’impression de perdre du temps précieux. Il y a tellement de choses que je pourrais faire au lieu de poireauter comme une abrutie en attendant ce gamin sans qui ma vie n’aurait pas du tout le même sens. Je n’y peux rien, je suis bien trop humaine et je m’attache aux autres à une vitesse ahurissante. A peine le temps de me rendre compte qu’ils rentrent dans ma vie qu’ils ont déjà une place bien trop importante pour que je puisse conserver ma santé mentale. Zus est de ces enfants qui ont reçu une éducation, qui ont les moyens de s’en sortir mais qui peuvent très rapidement enchainer les mauvaises décisions en se laissant amadouer par l’objectif final plutôt que par le cheminement. Je ne parviendrais probablement jamais à entrainer Zus dans une autre direction, il est bien trop têtu pour cela mais j’espère au moins parvenir à l’éloigner de certaines grosses décisions qui pourraient influencer son futur de manière irrémédiable. Suis-je vraiment obligée d’aligner les exemples ? Le fait qu’il soit infiltré sous couverture chez le concurrent direct de l’entreprise de son grand père, le fait qu’il flirte avec le danger et pas que… Il est en couple mais joue parfois avec le feu, j’aimerais savoir ce qu’en pense son petit-ami. Est-il au courant pour tout cela ? La question se pose et je n’hésiterais pas à mettre les pieds dans le plat une fois que le gamin sera arrivé. Il n’a pas intérêt à m’oublier, il a déjà trente minutes de retard et je sens l’impatience monter, elle grimpe encore et encore sans jamais me laisser une minute de répit. J’expulse un long soupir lorsque j’aperçois ENFIN sa bouille se profiler à l’horizon. Il se pointe, l’air de rien, la démarche nonchalante et se la joue même petit con en essayant de me le faire à l’envers, ce à quoi je réponds simplement en dégainant mon téléphone et un SMS envoyé la veille. « Dois-je lire l’heure mentionnée sur ce SMS à haute voix ? » Ou accepte-t-il la défaite immédiatement ? « Tu ne dis pas bonjour ? » J’suis parfois pire qu’une mère juive, la tendresse passe avant toute chose. « Ca va et toi ? Tu n’as pas mangé ? » A en juger par cette pomme qui a à peine été touchée je dirais que non. « Allez viens, trouvons un stand de glaces ou de crêpes, que t’aies quelque chose de plus lourd sur l’estomac ! »