TWO SIDES OF ONE COIN - 16 ans.Les deux silhouettes identiques se glissèrent dans la porte entrouverte de cette salle de classe désaffectée là où personne ne saurait les trouver. A cette heure-ci, les élèves du lycée public de Liverpool profiteraient de leur pause pour envahir les pelouses vertes et jouir du soleil éclatant mais frais. Un regard par-dessus leur épaule avant de refermer la porte, à l’abri de tout regard autoritaire. La sonnerie retentirait d’ici une dizaine de minutes et c’était alors la seule occasion accordée à Lukah et Lysander pour qu’ils puissent passer du temps ensemble. C’était toujours difficile de séparer une telle paire surtout pour de longues heures de sciences pour l’un et d’histoire pompeuse de l’art pour l’autre. Ainsi ils s’étaient rapidement créé cette routine : se rejoindre ici et partager le joint de la fraternité tout en se racontant tout et rien pourvu qu’ils aient l’impression de vivre la même journée. Sans attendre, Lukah allumait déjà le mégot prohibé mais tellement salvateur tandis que Lys s’occupait d’ouvrir légèrement la fenêtre pour qu’aucune odeur suspecte ne s’imprègne dans la pièce. Aussitôt ce dernier se posta aux côtés de son frère qui s’offrait la première taffe. Ils avaient beau avoir des caractères paradoxales et opposés, faire les 400 coups ensemble dans la légalité ou non avait toujours été une particularité inhérente aux Foster. Jamais l’un sans l’autre, quitte à se faire prendre, il ne s’agissait toujours de deux coupables. Mais ils étaient malins et jusqu’ici, personne n’avait découvert le pot aux roses. Lys piqua la cigarette roulée des doigts de son frère et souffla l’épaisse fumée près de la fenêtre. Son regard bleu balaya la cour bondée avant qu’il ne se décide à parler. «
La mère Johnson veut qu’on reprenne un tube des Beatles pour la semaine de charité. Devine qui fut l’élu ? » Se targua-t-il en adressant un sourire orgueilleux à Lukah. Seul son jumeau était capable de lire à travers ses mots vaniteux pour deviner combien il était fier d’avoir travaillé autant pour cette tâche. Comme d’habitude Lukah se raillait de la Mrs Johnson et tous deux ricanaient à l’unisson, en un seul rire harmonieux et franc. C’était certainement les dix minutes durant lesquelles Lys se sentait le plus lui-même. Si près, si proche de son frère. Parfois un seul contact visuel suffisait à ce qu’ils ne se comprennent. Il fallait croire qu’ils étaient faits pour ça, la gémellité sans réserve. Le joint passait de main en main. Celles-ci identiques aussi, excepté les doigts de Lys marquaient déjà la corne due aux nuits entières à gratter les cordes de sa guitare. Dès que Lukah prenait la parole et contait à son tour le récit de sa matinée, Lys prenait toujours le temps de détailler chacun de ses traits, de se retrouver dans ses mimiques adolescentes. Ils nourrissaient les mêmes ambitions d’ailleurs, quitter Liverpool, connaitre l’épanouissement et ce toujours en partageant chaque instant de leur vie. La sonnerie stridente extirpa soudain les Foster de leurs rêveries. Lys s’empressa d’écraser le mégot sous un pupitre en bois avant de le jeter par la fenêtre. Alors que Lukah allait disparaitre de nouveau, il accourut jusqu’à lui, l’attrapant par l’épaule. «
T’as pas le sens du style mec, noue-la cette foutue cravate. Tu comptes être aussi négligé en Amérique ? » Et alors Lysander le coquet resserra la cravate de l’uniforme de Lukah, en profitant pour l’étrangler légèrement. Avant de se faire assassiner, il lui asséna une tape dans le dos et se fondit dans la foule après un dernier clin d’œil complice.
THE HEAD FLED AWAY - 23 ansLukah avait osé. Lukah partait, l’abandonnait après quelques années seulement à l'université de Los Angeles. Assis en tailleur sur son lit, une mine de déterrée traduisant sa nuit blanche, Lysander parvenait à peine à se contrôler. Chacun de ses gestes était emprunt de cette rage tremblante, de cette fureur silencieuse qui dévorait son âme d’artiste. Il n’avait même pas pu composer. Il avait mal, tellement mal et son jumeau était bien décidé à prolonger ses souffrances. Toc, toc. La réponse fut immédiate, d’une voix amère. «
Dégage Lukah, je dors. » Il ne voulait pas le voir ni l’affronter. Faire face à sa fierté mal placée de grand altruiste qui partait à la conquête des autres. A travers la porte, s’éleva la voix trop paisible de son frère. «
Je voulais juste te dire au revoir avant de partir. » Jubilait-il vraiment de cet adieu ? De voir dans quel état il avait mis son propre sang ? «
J’m’en carre de ton au revoir, t’as voulu tracer ta route, trace. » Elle était bien loin l’aventure à deux, le soutien indéfectible que représentait Lukah. Désormais, il voulait faire route seul alors qu’il y a quelques jours, Lys pensait encore pour deux. Finalement la porte s’ouvrit et les yeux bleus cernés daignèrent à peine se lever sur la silhouette à l’entrée de sa chambre. «
Putain Lys, c’est vraiment comme ça qu’on doit se quitter ? » A vrai dire l’âme du musicien avait imaginé un adieu bien plus dramatique, un au revoir fraternel et touchant. Mais le cœur brisé du jumeau abandonné ne pouvait se résoudre à donner une fin heureuse à cette trahison. Lys bondit soudain hors de son lit, n’acceptant plus cette position de faiblesse. Et alors il cracha, ses mots dépassant comme toujours sa pensée. «
Ouais c’est comme ça qu’on se quitte ! J’veux pas d’un frère comme ça. » Des mots stupides, des mots jetés comme ça rien que pour le plaisir de blesser. Dieu qu’il voulait le frapper. «
Tu peux pas dire ça. » Lukah flancha à peine, toujours plus digne. «
T'es qu'un sale gamin égoïste, il faut que tout se passe comme tu l'as décidé ! Si on ne se plie pas aux désirs de Monsieur, plus rien ne va, tu sais quoi, j'en ai marre de ton attitude à la con. Tu te préoccupes seulement de ta petite personne et ce que je veux moi t'en a quelque chose à foutre ? Tu sais quoi, moi non plus je ne veux pas d'un frère comme ça. » Et le retour du boomerang fut davantage destructeur. Lys avait toujours trop tenu à leur paire, trop compté sur ce pilier pourtant psychique entre eux. «
Ah c'est moi l'égoïste ? On est pas partis ensemble, on a pas rêvé ensemble peut-être ? J'ai abandonné Liverpool tout seul pour penser qu'à ma gueule ? Sitôt que l'opportunité de fuir se présente, tu fonces ? » Il s’était avancé vers lui, avait pointé un doigt accusateur sur son torse. Il avait besoin de le toucher une dernière fois, espérant atteindre enfin son âme de frère. «
Bien entendu monsieur est parfait. Il croit faire ça pour le bien de l'humanité pour faire bouger les choses. Tout ce que tu bouscules ici c'est nous deux et ça juste pour ton petit plaisir d'humaniste écolo à la con. Tu vas foutre en l'air une année de bourse, une année d'économies des parents et c'est moi l'égoïste ? T'es qu'un hypocrite de merde Lukah. » Il avait toujours été trop honnête, trop parfait pour en demeurer sincère. Il n’avait aucun défaut apparent et c’était bien ça son principal vice. «
Tu n'as jamais compris hein ? Tu te vois grand musicien, moi grand chirurgien ... mais ça c'est ton rêve Lys, pas le mien et je ne me sentirai pas coupable pour ça. » Cette fois-ci il ne réagissait plus aux caprices de Lys et le repoussait d’un geste placide qui eut l’effet d’une claque sur l’orgueil du musicien. «
J'espère que tu comprendras un jour. » Et alors que Lukah se retourna pour le quitter à tout jamais, au profit d’autres, Lys s’élança rapidement vers lui pour le pousser violemment contre la porte. «
J’espère que tu te planteras là-bas. » Il se fit repousser mais il ne s’interrompit pas pour autant. «
Et que tu comprendras ce que t'as laissé derrière toi. » Ton sang, ton âme sœur, ta moitié. «
Si c'est tout ce que tu me souhaites ... » Lukah disparut derrière la porte après ce dernier regard plein de ressentiment qui trouva son chemin rapidement dans l’être de Lys. Les poings serrés, la respiration haletante, il attendit presque patiemment que la porte du taxi à l’extérieur ne claque. Enfin il laissa éclater sa douleur. Attrapant une paire de ciseaux qui trainait non loin de lui, il attaqua alors frénétiquement le bois de la porte, la plantant d’autant coups que possible. Les larmes ne coulèrent pas sur ses joues mais bordaient l’orée de ses yeux bleus rageurs. Il se laissa théâtralement tomber le long de la porte, réprimant les sanglots menaçants. Son regard fureta sa chambre à la recherche d’un réconfort, d’un souvenir de l’être qui venait de l’abandonner. Lys croisa alors son propre reflet dans un miroir. Se redressant à la hâte, il s’approcha de celui-ci, les ciseaux toujours en main. Ce fut à la ressemblance avec son jumeau qu’il s’attaqua, à ce visage presque identique qu’il ne supportait plus. D’un geste déterminé et violent, il saisit plusieurs mèches de cheveux sur le côté de son crâne pour les couper brutalement. Chaque fois qu’ils tombaient, son cœur s’allégeait. Au fur et à mesure, la mémoire de Lukah s’effaça de son reflet. Lys laissa plusieurs boucles retomber sur son front en une espèce de banane. Il finit par rabattre les mèches plus courtes sur les côtés avant de les gominer pour qu’elles ne tiennent en place. Se démarquer de lui à tout jamais, le châtier de son absence voilà sa nouvelle aspiration…
THE TAIL REMAINED - 25 ans«
C’est pourquoi je compte bien représenter les Phi Epsilon comme il se doit et ainsi revaloriser notre image d’excellence sur ce campus. Epsilon, c’est pas Phini ! » Lysander scanda-t-il dans son micro, le poing levé. Il était fier de son slogan complètement décalé et stupide, une devise qui le caractérisait bien mais qui soulignait également l’engagement qu’il prenait auprès de sa confrérie maintenant qu’il venait d’en être élu le chef de file. Tandis que tous ses confrères l’applaudissaient, comme prévu, Lys s’empara de sa guitare pour chanter un
morceau. Ses boucles tombaient en masse devant ses yeux bleus si bien qu’il était parfois obligé de les rabattre en arrière durant la musique. Ce geste il l’avait connu de nombreuses fois, il l’avait vu s’exécuter un nombre incalculable de fois. Excepté que le profil de son auteur avait été la sienne, sans être la sienne. Alors qu’en secret, il se mit à chanter les paroles qu’il avait spécialement écrites pour son jumeau Lukah lorsque celui-ci était parti la première fois, l’image de son second départ définitif envahit son imagination. Ce dernier avait attendu le jour des résultats de l’élection des Phi avant de partir dans le plus grand des secrets, sans même un au revoir. Ils savaient tout deux que l’adieu aurait été aussi déchirant que le premier. La joie d’être élu chef des Phi avait été détruite par la fuite de Lukah de l’UCLA, peut-être même des Etats-Unis même. Sa moitié est partie, laissant une crevasse deux fois plus grosse que la première. Il avait beau être assis face à des frères de cœur qui le soutenaient, il ne se sentait pas soutenu. Il essayait de se dresser fièrement, de faire office du pilier d’une confrérie entière alors qu’il venait de perdre la propre base de son existence. Au moment même où ils s'étaient retrouvés, enfin unis dans leur avenir, ils avaient été séparés.
In spite of all the heartache, that you may cause me... Il ne lui en voulait pas, il n’avait plus la force de lui en vouloir. De vouloir s’échapper de cette vie encadrée, de ce jumeau insupportable et indigne qu’il avait été. A travers cette chanson, il faisait vivre un peu plus le souvenir de son frère. A travers son visage qui ressemblait de plus en plus au sien, il essayait de garder un peu plus de son âme en lui. Son audience aurait pu croire à l’émotion d’avoir été choisi, après tout Lys avait toujours été un petit con qui aimait s’emporter pour rien. Mais c’était bel et bien la tristesse de devoir fêter cette victoire seul qui le rongeait. Entièrement seul alors que ses yeux bleus s’égarèrent sur ses initiales gravées dans le bois noble de sa guitare. Peter n’était pas là non plus. Peter n’était pas caché parmi les siens pour le féliciter. Peter aussi en avait eu assez de ses caprices, de ses éternelles insatisfactions. Peu à peu, les gens qu’il aimait se détournaient de lui et peut-être qu’en se présentant à la tête des Phi Epsilon, Lysander avait recherché un peu plus d’amour. Pourtant il se dédierait entièrement à leur cause, il l’avait clamé haut et fort. Et alors qu’il achevait son morceau relativement court, relevant son visage illuminé d’un sourire arrogant, il regrettait de ne pas pouvoir le dire. Il se serait entièrement dédié à l’un comme l’autre. Il aimait son frère, il aimait Peter. Quel était le mal au fond ?
I'll do anything for you, anything you want me to, if you'll be true to me.