TOC TOC. WAKE UP.Je me souviendrai toujours de Toronto au printemps. De cette rue que je prenais tous les jours pour aller à mon école avec mon père, même si nos souvenirs restent généralement flou à deux ans. Il faut croire qu'il y a des choses qui restent. Je me souviens aussi du moment où nous sommes partis pour les LA, cette ville qui me paraissait si impressionnante et imposante à l'époque, comme le ventre de ma mère. Déjà à l'époque, Sacha savait se faire remarquer. Nous avons passé de belles années avec mes parents et mes soeurs, et l'arrivée de mon frère ne fit que renforcer cette cohésion familiale qui nous caractérisait si bien nous, les Lewis. Alors pourquoi
nous ? Pourquoi pas les autres... ?
Tu l’entends ? Bien sûr que tu l’entends.
Le murmure. Le murmure assourdissant et permanent.
L'inquiétude. Elle nous gagne immédiatement, sans qu'on y puisse rien, sans qu'on ne parvienne à se contrôler. J'avais vingt-deux ans quand on m'annonça que mon frère de dix ans avait disparu. Je crus d'abord que ce n'était pas grand chose, qu'il était allé traîner chez un copain un peu trop longtemps sans prévenir mes parents. Et puis il y avait les heures qui s'écoulaient, et les stress qui montait au fur et à mesure. J'avais passé la nuit entière sur ma moto à tourner dans la ville, à le chercher encore et encore, la boule au ventre, la gorge serrée. Et la suite des événements ne fut qu'un triste cauchemar.
Les médias me donnaient la nausée, même si au fond, je savais que tout ça pouvait peut-être être utile pour retrouver Isaac. Nos visages passaient en boucle dans les émissions dédiées aux enfants disparus, ces émissions à vomir qui vous étale sans pudeur le malheur des gens et les conditions déplorables dans lesquelles se trouve sûrement l'enfant disparu. Une fugue ? Un enlèvement ? Qu'est-ce que mon petit frère était en train d'endurer ? Des coups ? Une agression ? Un trafic d'enfant ? Un viol.. ? Je devenais fou. Je me renfermais sur moi-même, devenait agressif avec tout le monde, voyant le désespoir dans les yeux de ma famille sans vraiment que je parvienne à l'accepter. Sans réussir quoi que se soit autour de moi. J'étais l'aîné et pourtant, j'étais complètement paumé. Et ça me rendait malade...
Il a envahit la ville et les esprits.
Il arpente les rues en hurlant.
Le murmure assourdissant et permanent,
Comme un bruit parasite à l’intérieur qui t’épuise.
Le pire quand une catastrophe arrive, c'est que la vie continue sans qu'on ne puisse rien y faire. Et les années s'accumulent. Trois ans déjà qu'Isaac a disparu. Que je me suis renfermé comme une huître. Il a treize ans. Ou il aurait eu treize ans ? Est-ce que mon frère est mort ? Cette question hante mon esprit tous les jours. Même ma vie personnelle est un véritable merdier. Je suis fou amoureux, mais elle me rend dingue. C'est ce qu'on appelle une relation auto-destructrice, il parait. Je ne sais même plus quel sens donner à mon existence, alors que je viens tout juste d'être brillamment diplômé, qu'un avenir tout tracé semble s'étaler devant moi. Sacha tourne mal. Je le sais, mais je ne l'accepte pas vraiment. Ou bien je refuse de le voir. Mon modèle familial s'est écroulé lorsque mes parents se sont séparés et que mon père a refait sa vie avec une autre.
La bonne affaire, de quoi tu te plains mec ? T'avais vingt ans passé quand c'est arrivé ! Oui mais même à vingt-trois piges, ça fait mal. On est dans l'incompréhension, déçu, impuissant, minable. La disparition de mon frère nous détruit tous à petit feu, sans qu'on puisse rien y faire. Pourquoi n'y a-t-il pas de solution toute faite ? Pourquoi est-ce que je suis comme ça.. ?
Le murmure assourdissant et permanent
Qui espère te mettre à terre en te criant
« Essaie pas de refaire l’histoire,
T’y arriveras jamais c’est trop tard,
C’est baisé, c’est imprimé dans les mémoires ».
Je crois qu'on peut pas expliquer ce sentiment. Ce truc qui nous prend les tripes, qui nous cloue littéralement sur place quand on devient père. J'ai une fille. Elle s'appelle Julian. On avait pas vraiment prévu les choses ainsi, mais ça me convient. Et ce petit être qui réagi au contact de ma peau, au son de ma voix, me fait sentir moi, infiniment petit.
J'ai vingt-cinq ans, je suis père.
Et ma vie s'écroule à nouveau.
Le murmure assourdissant et permanent
Qui te fait croire qu’y a pas de rédemption,
Pas de pardon. Pas de rachat. Pas de rémission.
Et tu l’acceptes. Tu le laisses rentrer.
Pourquoi le monde continue d'avancer ? Pourquoi est-ce que les gens se lèvent, vont au travail, continuent leur petit train train quotidien alors que le monde s'est arrêté de tourner dans mon coeur pour la seconde fois.. ?
La culpabilité me ronge. C'est moi qui ai pris le volant alors que j'avais bu. Moi qui ai roulé comme un dingue. C'est moi qui l'ai tuée. Et maintenant je suis seul, avec mon désespoir et mes regrets sur les épaules. Comment ne pas sombrer ? Comment réussir à sortir la tête de l'eau.. ?
La réponse est devant moi. Ce sont les pleurs de Julian qui me font sortir de ma torpeur. Je mets du temps à la voir, cette lueur d'espoir. A la laisser emplir mon coeur, doucement. Je ne suis pas seul. Et je ne la laisserai pas seule.