06 Juin 1944Mémoires de Jonas A. von Bodman
Juno, Normandie.
2h08.L’air est humide, lourd. Les odeurs se mêlent et créent une puanteur que l’on ne remarque même plus. Une question d’habitude, j’imagine. Tout comme ces corps qui tombent devant nous et que nous ne prenons même plus la peine de regarder. Ces hommes étaient des maris, des fils, des frères, partis trop jeunes, partis trop tôt. Car la guerre prend tout. Vos espoirs, vos meilleurs souvenirs et même vos plus beaux rêves.
Aujourd’hui, j’ai terminé mon premier roman français, Les Misérables de Victor Hugo dont l’histoire me tient en haleine depuis presque deux ans maintenant. Deux ans. Deux ans à courir à travers l’Europe pour servir les rêves d’un homme en qui je n’ai jamais cru. Bruxelles, Calais, Cherbourg et finalement Courseulles-sur-Mer. J’ai perdu la notion du temps. Le jour n’a plus sa place dans une vie où seule l’obscurité vous entoure, vous enlace.
J’ai appris à me taire pour ne pas mettre ma vie en danger et à ne parler que lorsque l’on me le demande. Ici, entre ces quatre murs qui protègent les armes les plus dangereuses et les plus meurtrières de Normandie, le silence est étonnement présent. Ici, on oublie le bruit des balles ricochant contre une paroi, transperçant les peaux. On oublie le son des bombes qui ne laissent de chance à personne. Ici, l’enfer, c’est chez nous.
3h49.
Parfois, j’aimerais savoir quel nouveau visage possède Berlin, cette ville dans laquelle j’ai grandi. Une ville magnifique, aux immenses opportunités. Tous mes souvenirs appartiennent à cette capitale magistrale : mon mariage, la naissance de mes enfants, l’essor des affaires de la famille. Berlin accueille la famille von Bodman depuis sa création, depuis cette époque où l’Allemagne avait pour unique nom le Saint-Empire Romain Germanique.
Je m’imagine alors longeant la plus grande salle de la demeure familiale, m’attardant sur les tableaux de mes ancêtres, admirant armes, blasons, tissus et autres trésors complétant l’héritage qui est mien depuis presque dix ans maintenant. J’ai espoir que tout sera à sa place quand je rentrerai chez moi, quand ce conflit connaîtra une fin, il le faut.
06h31.Je serre mon arme contre moi, un Sturmgewehr 44, un fusil redoutable.
Nous sommes encerclés depuis plusieurs heures déjà. Les balles fusent dans tous les sens, les bombes s’écrasent autour de nous sans relâche. Mes frères d’armes observent ce raz de marée humain venu nous anéantir. Certains paniquent, d’autres insensibles, saisissent leur fusil et se mettent à tirer. Derrière nous, les canons grondent et cette nouvelle bataille – une de plus – ne fait que commencer.
Je n’ai jamais réfléchi au genre de mort que j’aimerais avoir. Mais je ne pensais pas mourir au combat car à vrai dire, l’idée ne m’a jamais traversé l’esprit. Mais face à cet enfer qui se déchaîne sous mes yeux, face à la détermination de ces hommes que ma nation a pour ennemi, je ne peux m’empêcher de penser que ce matin, alors que l’aube peine à montrer le bout de son nez, mon voyage est sur le point de se terminer.
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09 Novembre 1989Berlin | 09.11.1989
Cher enfant,
Il n’y a pas plus étrange que de commencer ce mot par « cher enfant » je vous l’accorde. Mais la situation actuelle fait que j’ignore encore si un jour, j’aurais la chance d’avoir des enfants.
Cette lettre s’adresse donc au premier enfant, au premier héritier de la famille.
Si vous tenez cette lettre entre vos mains, c’est que de grandes décisions vous appartiennent désormais. Si vous tenez cette lettre entre vos mains, c’est que je m’en suis allé d’une façon qui, heureusement, m’est encore inconnue.
Lisez attentivement ce qui va suivre car tout ce que je pourrais dire vous concerne et vous concernera jusqu’à votre mort et jusqu’à la transmission de vos biens à vos propres enfants.
Aujourd’hui est une date importante pour l’Histoire du monde et particulièrement pour l’Allemagne.
« Le mur est tombé ! » c’est ce que l’on peut lire sur tous les journaux, c’est ce que l’on peut entendre sur toutes les radios. La chute du mur représente beaucoup pour notre nation qui fut divisée injustement, dans l’incompréhension et dans la cruauté totale.
Je suis né à l’Est car notre demeure se trouvait du côté soviétique. Et je me souviens de l’angoisse permanente de mes parents, de la méfiance qu’ils éprouvaient à chaque mot qu’ils prononçaient ou à chaque geste qu’ils faisaient. A cette époque, notre famille était déjà respectée et nos revenus étaient nettement supérieurs à ceux de la population de l’Est. Mon père pensait bêtement que notre statut nous sauverait et que les autorités de l’époque n’auraient jamais aucun soupçon à notre égard. Grossière erreur. Ils surveillaient tout, ils nous surveillaient tous et ceci à tel point que nous n’osions plus prononcer un seul mot à moins d’être perdus dans la forêt du parc du château.
Les journées étaient longues et la vie beaucoup plus sévère que d’ordinaire, même pour une famille comme la nôtre. La tentation de s’enfuir à l’Ouest était très forte mais mes parents étaient responsables de leur personnel et ma mère refusait d’abandonner qui que ce soit. J’ai assisté à des élans de solidarité que le monde d’aujourd’hui ne connaît que trop peu. Et même si la vie de l’époque débordait d’entraide, la trahison occupait également une place primordiale.
C’est ainsi que mon père, Charles Otto von Bodman, fut dénoncé par nos voisins dont les revenus étaient presque similaires aux nôtres. Son crime ? Parler de ses rêves d’entreprise aux Etats-Unis, parler de liberté, parler d’espoir. Il s’est passé cinq semaines sans que n’ayons des nouvelles de lui jusqu’au jour où il franchit la porte d’entrée, défiguré, les ongles des doigts arrachés et l’esprit meurtrit par tout ce qu’il avait pu endurer, voir ou entendre. Il ne m’a jamais dit ce qui lui était arrivé et il s’est éteint le 10 Août 1985 avec ses rêves d’assister à la chute du mur.
Le but de cette lettre est avant tout de vous forcer à ne pas oublier tout ce que cette famille a pu endurer pour arriver jusqu’ici. Lors de ma mort, vous recevrez l’héritage complet de cette famille, tout comme ses souvenirs que vous devrez impérativement transmettre à votre tour.
L’avenir et l’image de notre famille est désormais entre vos mains, faîtes-en bon usage.
Richard Joseph von Bodman.
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05 Janvier 2016Lorsque son père est mort, Charly n’a pas pleuré. Il est resté silencieux, incapable de réfléchir, incapable de ressentir la moindre sensation.
Visage de marbre, regard glacial, il s’était avancé jusqu’au cercueil de cet homme qu’il avait dû imiter dès son plus jeune âge, cet homme qui avait veillé à tout lui apprendre malgré ses absences à répétition. Vingt secondes, c’est le temps qu’il mit à observer le visage éteint de son père, ce visage qu’il n’avait vu sourire que trop peu de fois. La tête haute, il avait finalement pris place face à la foule qui s’était rassemblée, nombreuse, dévastée, pour rendre un dernier hommage à cet homme qui fit de la famille von Bodman une des familles les plus puissantes d’Allemagne.
Une bouffée d’air frais, c’est tout ce que le jeune homme réclamait, car à cet instant, il se sentait seul face au monde et responsable d’obligations et de priorités qui le dépassaient totalement.
Il croisa alors le regard de sa mère, cette pauvre veuve à qui l’on adressait des condoléances interminables. Toute la famille était réunie au grand complet pour assister au spectacle : les jaloux, les ratés et les focus. Ces requins avaient fait l’effort de venir afin d’entrevoir la fortune qu’ils convoitaient tant et qu’ils espéraient toucher. Egoïstes, sans-cœurs, répugnants. Charly les déteste et les hais. Sa souffrance mise de côté, il leur lance un regard noir, à tous et ceci sans faire la moindre exception.
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Beaucoup de personnes ici ont connu mon père comme étant un homme d’affaires redoutable qui obtenait toujours ce qu’il souhaitait. Je ne reviendrais pas sur son parcours professionnel incroyable que vous connaissez tous, car avant d’être un businessman c’était avant tout un mari et un père. Charly s’apprêtait à se confier sur un homme qu’il avait évincé petit à petit de sa vie, un homme qui avait usé de son autorité à son égard sans se soucier des conséquences. Il l’avait détesté comme il l’avait aimé par-dessus tout. Aujourd’hui, face à tous ces visages venus pleurer la disparition de ce grand personnage, il réalisait combien son propre père était un inconnu à ses yeux et particulièrement depuis qu’il avait lu cette lettre qui était adressée au premier hériter de la famille.
- Hier encore j’ignorais une bonne partie de son histoire et de ce qu’il a pu endurer au même âge que le mien. J’ai honte de dire que je ne connaissais pas mon père et que passer du temps avec lui me prenait la tête. Il aura fallu un putain de cancer pour que je me rende compte de l’homme qu’il était vraiment et de tout ce qu’il aurait pu m’apporter si j’avais bien voulu m’ouvrir à lui. Ils avaient quitté Los Angeles pour retrouver Berlin. Finir sa vie là où tout avait commencé, tel était le dernier souhait de Richard von Bodman. Une période difficile pour tout le monde et surtout pour Charly qui voyait son empire lui tendre les bras un peu plus chaque jour. Il n’était pas prêt pour affronter le monde qu’avait bâti son père. Lui, il n’avait rien d’un héros contrairement à ses ancêtres. Il ne s’était pas sacrifié pour son pays, il ne s’était pas battu pour la liberté, il n’était pas mort en laissant derrière lui un royaume digne des plus grands rois.
- Je sais que mon père avait de réelles attentes à mon égard. Des attentes que je n’ai jamais su combler. Il m’a légué un empire à son image et le moins que je puisse faire, c’est de marcher dans ses pas et montrer que le business à la von Bodman est une réelle histoire de famille. Je m’excuse auprès de ceux qui croyaient bêtement que j’étais trop faible pour reprendre les rênes. Comme mon père, j’ai fort caractère et je n’hésiterai pas à écraser ceux qui se mettront en travers de mon chemin. * * *
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05 Avril 2030Originaire de Berlin en Allemagne, Charles von Bodman s’est vu hériter de la totalité de l’empire de sa famille qui fut fondé par ses ancêtres au XVIIIème siècle. Dès ses 25 ans, il est devenu un des plus jeunes millionnaires des Etats-Unis tout en continuant de mener à bien l’entreprise créée par son père, une entreprise spécialisée dans la recherche médicale. Habituellement très discret, le célèbre businessman a accepté de se livrer à LIFE sur sa vie et sur ses projets d’avenir. Vous étiez très jeune lorsque vous avez repris les rênes de l’entreprise. Comment se sont déroulés vos débuts dans le monde des affaires ?C’était assez brutal. A cette époque j’étais encore étudiant. J’étais habitué à la vie sur le campus universitaire et je n’avais pour obligation que de décrocher mon diplôme. Malgré plusieurs connaissances et quelques bases enseignées par mon père, je ne connaissais que très peu l’univers où je m’apprêtais à mettre les pieds. Le temps d’adaptation fut long et parfois difficile mais j’ai réussi à combler les attentes de mon père et à me hisser presque au même niveau que lui. La réussite dans notre famille n’est pas dû à la chance mais plutôt à la persévérance.
A quoi la famille von Bodman doit-elle son succès aux Etats-Unis ? Conquérir les Etats-Unis a toujours été le rêve de mon grand-père qui est finalement devenu celui de mon père. Vous n’ignorez probablement pas quelles ressources ma famille a toujours eu à portée de mains et ce serait mentir que d’affirmer le contraire. Mon père a beaucoup investi pour exporter l’entreprise jusqu’à New York puis finalement jusqu’à Los Angeles. Il a su faire les bons choix et faire confiance aux bonnes personnes. C’est probablement ce qui l’a conduit jusqu’au succès.
Beaucoup de spécialistes de votre secteur d’activité disent que votre entreprise est à son apogée. Qu’en pensez-vous ?S’ils se disent spécialistes alors pourquoi ne pas les croire ? Plus sérieusement, je ne suis pas d’accord avec à ce genre de propos que l’on parle de mon entreprise ou bien d’un autre. Pour moi, une entreprise peut toujours faire beaucoup mieux que par le passé, il suffit juste de le vouloir et de mettre tout en œuvre pour. Mon entreprise vit-elle ses plus belles années ? Probablement, mais attendez de voir les années qui vont suivre.
Quels sont vos projets pour l’avenir de votre entreprise ? Nous aimerions investir dans quelque chose de nouveau, plusieurs possibilités s’offrent à nous et nous allons prendre le temps d’y réfléchir. Nous faisons également plusieurs dons réguliers pour diverses associations humanitaires et écologiques.
A quoi ressemble vos journées ?J’ai rarement du temps pour moi, hormis peut-être lorsque je dors. Mes journées commencent dès 7h30 du matin et se finissent aux alentours de 21h00, lorsque je ne suis pas en déplacement. Je m’accorde rarement des pauses puisque le plus souvent j’enchaîne réunion sur réunion avec toute mon équipe ainsi que plusieurs rendez-vous avec divers personnages : investisseurs, spécialistes, associés… Je vis mes journées à cent à l’heure.
Quel est votre secret pour vous détendre ?Il fut un temps où j’aimais encore traîner près de l’UCLA, nostalgique de la belle époque. Aujourd’hui je préfère inviter des amis, partir en voyage ou tout simplement me reposer chez moi. Malheureusement ces moments sont assez rares.
Une dernière question, un peu plus personnelle : arrivez-vous à avoir une vie sentimentale ? Pas vraiment. Et pour tout vous dire, ceci est le cadet de mes soucis. Je n’ai que très peu de temps pour moi comme je l’ai déjà dit, alors je préfère utiliser mon temps libre pour des activités qui me tiennent réellement à cœur. L’amour ça n’a jamais été pour moi.
Harley Lee pour LIFE.