LONDON, MARCH 2015

Droite comme un i, assise sur ce canapé face à l'agent qui me regarde d'un œil persistant, je me demande ce que j'faisais là. Je savais très bien pourquoi j'étais là. Ce n'était pas la première fois que j'avais ce rendez-vous avec elle. Je la vois ouvrir sa bouche, analysant méticuleusement ce qui en sortait.  "Est-ce que vous pourriez nous parler de votre enfance?" Encore une fois cette question. Je l'avais déjà répondu une centaine de fois. On m'avait sans cesse demandé ce dont je me souvenais. "Je ne me souviens pas de mon enfance, de ma famille, de ce que j'avais avant l'âge de 5 ans. Je dois bien avoir une famille, c'est ce que je me dis, ce dont j'essaie de me convaincre. Pourtant, si j'essaie de m'en souvenir, il n'y a que les années passées à cet établissement qui me reviennent. Sept ans, on se dit que ce n'est pas beaucoup, que c'est passé vite, mais pour moi, cela avait été les pires ainsi que les meilleures années de ma vie." Je savais très bien que ce n'était pas la question qu'elle voulait. J'avais appris le script par cœur, comme j'apprenais chacun des scripts que l'on me passait. Cependant, répondre la vérité était plus simple. Je n'avais pas d'enfance. On me l'avait volé. L'agent me regardait toujours avec cet œil persistant, me posant la prochaine question. "Et votre prénom, est-ce qu'il a une signification spéciale? Il est peu commun." La question piège. Je me demandais combien de temps nous allions jouer à ce jeu, combien de temps elle allait tenir avant de lâcher. Je savais qu'elle avait mon dossier sous la main, qu'elle y jetait un œil toutes les secondes. "Mon prénom, j'en ai pas. Je me suis faite appelée Five pendant mon temps à l'établissement, c'est le seul prénom que je connais. Si on peut appeler cela un prénom. Une signification? Aucune. Je suis tout simplement le cinquième spécimen de l'établissement. Nous n'avions pas de prénom ou de nom, juste un numéro pour nous identifier, nous 20 enfants." 20 enfants et je suis la seule encore en vie. Je les ai tous vu mourir, un à un devant mes yeux alors qu'ils continuaient de nous manipuler pour booster leur égo et devenir des êtres parfaits. Je vis l'agent écrire quelque chose sur son bloc note, surement à quel point, j'étais insolente à ne pas répondre comme le voulait le protocole. Qu'est-ce que cela changeait? Ils savaient très bien là-haut qu'une fois en situation, j'allais le respecter. Est-ce que cela n'avait pas été le cas ses sept dernières années, à réussir chacune de mes missions parfaitement? Je n'avais jamais rendu un rapport en retard ou avec une faute. Ils savaient très bien que j'irais pas exposer ce que j'étais. Je redeviendrai un rat de laboratoire, quelque chose sur lequel on allait encore une fois faire un tas d'expérience; parce que soyons honnête, ils étaient tous comme cela. J'étais un spécimen, pas un être humain, une bombe à retardement parce qu'avec ce qui circulaient dans mes veines, j'était létal. Elle levait finalement les yeux une nouvelle fois les yeux vers moi. Elle semblait sérieuse cette fois-ci. "Bon, Riza, on va arrêter la mascarade maintenant. Tu sais très bien pourquoi on fait ces briefings avant de t'envoyer en mission. On veut être sûre que tu respectes le protocole." Je laissais échapper un petit rire hystérique. Elle avait donc finalement lâcher prise. Les services secrets, toujours entrain d'assurer leurs arrières. Bien sûre, personne ne pouvait savoir qui j'étais, ou pour qui je travaillais. Je veux dire, imaginer juste la réaction des gens si ils savaient que je faisais partie des services secrets britanniques. "Allez-y alors, pose-moi encore une des tes questions." Rétorquai-je de manière nonchalante. "Tu vas descendre d'un ton, ma petite. Il y a des gens ici qui se cassent le cul pour que tu puisses vivre un peu, pas besoin d'être insolente." Elle est sérieuse? A cause de qui étais-je dans cette situation? Pourquoi ne m'avait-il pas juste mis dans un orphelinat quand ils avaient découvert les activités de cet homme, ce soi-disant médecin qui nous droguaient? Je la vois ajuster ses lunettes, comme pour faire sa sérieuse alors qu'à nouveau, elle écrit sur son petit bloc note. Et quoi encore? Je regarde par la fenêtre de son bureau. Combien de fois avais-je été dans ce bureau pour ce genre de discussion avec elle? Comme si j'avais décidé de cette vie, comme si j'avais décidé d'être un rat de laboratoire, un cochon d'inde. Toute ma vie, on avait décidé pour moi. Le laboratoire, les services secrets, Cambridge, la bioingénierie, les missions. Je n'avais jamais pu choisir ce que je voulais, alors qu'on me laisse juste faire ce choix-ci pour moi. Je pense que ce n'était pas trop demandé. Je la regarde directement dans les yeux alors que je lui balance ce qu'elle veut entendre à la figure. "Enchantée, Riza Johnson. Je suis très heureuse d'être ici aujourd'hui pour cet interview. C'est un honneur pour moi d'avoir cette opportunité de pouvoir étudier à UCLA. Malgré, mon jeune âge, je me suis toujours intéressée pour l'astrophysique. Durant mon temps à Cambridge, pour ma licence, j'ai montré mon envie de vouloir continuer dans ce domaine, de découvrir de nouvelles techniques pour étudier le développement de l'univers, d'avoir la possibilité d'y habituer. Comme démontrer dans ma thèse de fin d'année, vous aviez pu voir que si nous adaptions la gravité dans les stations, il y aurait un moins grand impact sur la psychologie de l'humain, permettant ainsi un plus long temps dans l'espace afin de construire d'autre stations, offrant la possibilité d'une expansion de la race humaine vers l'espace. Je me vois intégrer UCLA pour continuer mes recherches, d'élargir mes connaissances, d'échanger des opinions avec d'autres grands étudiants et ingénieurs dans ce domaine. Je me vois être un grand atout pour cette université avec ma détermination, ma motivation, ainsi que mes facultés d'adapter facilement à un nouveau environnement et une nouvelle équipe. Je vous remercie d'avoir écouté mes motivations. Ce fut un plaisir de vous rencontrer et je suis impatiente d'avoir de vos nouvelles." Je soupirais. Je venais de lui balancer le protocole mots par mots à la figure. "C'est bon? Je peux partir maintenant. Vous avez ce que vous vouliez." Je me levais. Pourquoi est-ce qu'ils dictaient autant ma vie? Je veux dire, qu'est-ce que je pourrais bien dire à mon interview pour UCLA, de toute façon. Ce n'était pas comme si l'université pouvait me refuser avec ma licence à 98% de Cambridge. J'avais limite un ticket offert pour chaque université dans ce monde avec cette note. Elle m'attrapait le bras. "Five...essaie de vivre un peu quand même." Dit-elle sur une petite voix triste. Cela faisait sept ans que je voyais cette femme, qu'elle me suivait et me briefait sur chacune de mes missions. Elle m'avait vu aller de cet enfant timide, sans raisons de vivre à cette fille qui ne vivait que pour les services secrets. Je n'ajoutais rien, retirant mon bras d'un coup sec avant de quitter son bureau. Vivre? C'est quoi vivre?