01 + Astre solaire qui échauffe les pigments de l'épiderme sensible de la gamine. Joues rosées par la chaleur étouffante qui s'enroule autour de sa gorge fine, Mads admire les différences de luminosité qui viennent frapper les bâtiments. Le Caire. Mads, elle est née ici, et y'a aucun endroit où elle se sente mieux. Peut-être est-ce simplement parce qu'en bonne américaine, elle a tout à portée de mains. Peut-être est-ce simplement parce qu'elle apprécie l'ambiance, les coutumes, l'histoire du pays, les différentes choses dont l'Egypte a hérité. Toujours est-il que Mads attend à chaque fois avec impatience d'aller y passer ses vacances.
02 + Un sac à dos nonchalamment posé sur une épaule, Madeleine évolue dans les grands couloirs de la Havard-Westblake School. Elle a dix-huit ans, fait déjà claquer son fin talon contre le carrelage dallé, la mine relevée avec fierté. Madeleine, quand ses hanches suivent le mouvement imposé par ses jambes fuselées, elle donne l'impression de posséder chaque endroit où elle se rend. Y'a une prestance indéniable dans sa démarche, un charisme incommensurable. Et soudain, y'a deux paires d'yeux qui s'accrochent, Liam Moretti qu'elle ne lâchera plus jamais. Relation piquante et électrifiée qui les lie rapidement et pour les vingt prochaines années.
03 + Liam, c'est ce garçon insaisissable. Liam, c'est ce garçon qu'elle ne supporte qu'à peine, venant oublier la sienne dans les bras qu'il lui tend parfois. Liam, c'est peut-être le seul ami de sexe masculin qu'elle détienne. Parce que Mads, c'est la gamine manipulatrice qui préfère jouer de ses charmes plutôt que d'être entourée, se complaisant dans une solitude appréciée. Mads, y'a que ses bouquins qui comptent, Molière et Baudelaire qui se disputent ses faveurs. Alors si elle étudie le management, elle passe néanmoins de longues minutes à tout faire pour plaire. Mads, elle aime être regardée, elle aime être adulée, elle aime fasciner... Alors c'est sans doute comme ça que tout a commencé avec Liam.
04 + Mads vient à peine de croquer dans sa vingtième année quand la nouvelle tombe, guillotine achevant les âmes auparavant comblées qu'il faudra rapiécer. Les finances ne sont pas bonnes pour la famille Moriarty : papa a fait les mauvais calculs, investis dans les mauvaises entreprises. Papa est sur la paille. Si monsieur et madame Moriarty tentent de le cacher à la prunelle de leurs yeux, ils se rendent néanmoins rapidement de l'évidence : ils ont besoin d'aide. Alors c'est l'échine courbée que papa vient trouver Madeleine, allongée dans sa longue robe épurée d'un blanc diaphane sur l'herbe verte, contraste des couleurs plaisants contre la rétine. « Madeleine. » Voix froide et austère qu'elle lui connaît si bien. Elle relève le bout de son nez, s'arrache au bouquin qui trônait entre ses mains. De la littérature française, du Molière, qu'elle dévore avec vif intérêt. « Je peux te déranger une minute ? »  Si papa a une voix grave et grondante comme le tonnerre, il est d'une douceur rare. Elle hoche la tête et il vient s'asseoir à ses côtés, lui attrapant la main avec gravité. Les prunelles céruléennes et métallisées s'attardent quelques instants sur l'annulaire de la gamine. « Vous me faîtes peur, père. », elle avoue dans un chuchotis qui ne sera entendu que par les moineaux qui piaillent. « J'ai tout fait pour éviter de te demander ça, je te le promets. »; il lâche, la voix nouée. Elle fronce les sourcils, baisse le minois pour capter les mirettes d'un gris assombri de son paternel. « Qu'est-ce qu'il y a ? Dîtes-moi. »  Elle implore, se désintéressant complètement des pages griffonnées qui traînaient encore dans ses mains rendues moites par l'inquiétude. « Tu vas devoir te marier. » Elle soupire de soulagement en entendant ces quelques mots. Oui, elle va devoir se marier... Mais dans quelques années. Rien ne presse, si ? « Le mariage est prévu pour l'hiver. » il annonce, fuyant le regard pressant qu'elle lui adresse. « Le mariage ? Mais celui de qu... ? » Elle ne parvient pas à finir la dernière syllabe lorsqu'elle comprend. Elle se lève d'un bond, furieuse, lissant violemment les plis de sa robe. « De quel droit m'imposez-vous cela ?! » Elle hurle, le cœur en émois. N'autorisant aucune réponse, elle s'empresse de rejoindre la maison familiale pour croiser quelques huissiers venus s'emparer des biens familiaux. Et c'est là qu'elle comprend, pour la deuxième fois.
On l'a vendue. Vendue comme du bétail pour une richesse durement acquise, durement conservée. On l'a vendue pour continuer de vivre avec le même train de vie quotidien, pour ne pas connaître la déchéance, pour ne pas connaître la pauvreté. Elle. Leur fille. Et c'est plus tard, dans la soirée, qu'elle apprend qu'il s'agit d'un homme de dix ans son aîné. D'un homme qu'elle n'aimera sans doute jamais. D'un homme qui ne la désire que pour sa beauté, celle qu'on lui a conté. Et d'un coup d'un seul, y'a sa vie qui lui échappe des mains, vie qu'elle tente vainement de rattraper alors qu'on l'en a privé.
05 + Noah. C'est le prénom de ce mari a qui elle s'est sentie obligée de dire oui. Papiers signés d'une écriture soignée, papiers qui l'ont liée à cet homme qu'elle vient de rencontrer. S'il n'est pas laid, le visage bien fait, il est néanmoins trop âgé et ne fait que trop la posséder. A cause de lui, à cause de ces problèmes financiers qui l'ont emprisonné, la voilà enchaînée. Mads, elle a les dents qui grincent mais y'a sa vénalité qui ne peut s'empêcher d'apprécier. Parce que Noah Moriarty, il a de l'argent... Trop, juste pour lui. Alors Mads, elle abat ses griffes sur le portefeuille chérit, se plaît à dépenser plus qu'à penser, pour ne plus panser les blessures qui s'amoncellent. Noah, il avait l'air sympa, jusqu'à ce qu'elle sente cette odeur trop piquante accrochée à ses vestes. Jusqu'à ce que ses rêveries naïves ne s'évaporent en comprenant que, si Mads n'a aucune envie d'être liée à lui, Noah se plaît à enchaîner les conquêtes et à la faire sienne le soir venu, dans les draps rafraîchis par la nuit. Mads, elle le hait.
06 + Bâtonné coloré qui passe et repasse entre ses doigts. Y'a ses prunelles assombries qui fixent avec ahurissement le résultat. Enceinte. Ca sonne le glas d'une vie dont elle ne veut pas. Maman. Madeleine a vingt-quatre ans. Serait-elle seulement capable de s'occuper d'un bambin correctement ? Est-ce qu'elle en a envie ? Ce n'est pas cette vie qu'elle envisage, pas une vie où elle devra s'occuper d'un bébé toute seule, où elle sera piégée à jamais dans une relation malsaine, viciée. Alors elle prend la seule décision qui paraît cohérente à ses yeux : elle attrape une paire d'affaires et se rend dans un centre où elle fera interrompre sa grossesse.
Alors quand elle ressort de l'hôpital, c'est le cœur à la fois soulagé et défoncé par quelques millions de coutelas affamés. C'est une nouvelle vie qu'elle a arrêté, une nouvelle vie qu'elle a tué. Par égoïsme, pour ne pas s'encombrer. Pour ne pas se planter, pour ne pas se sacrifier. Pour un tas de bonnes raisons qui ne lui paraissent plus si appréciables à présent qu'elle se sent souillée, meurtrière par omission, meurtrière involontaire. Si elle n'a pas de sang sur les mains, Mads ressent tout le fardeau d'un geste qu'elle n'avait sans doute pas assez réfléchi. L'âme condamnée, la méfiance qui ressort jusqu'au bout des ongles pour les autres. Après tout, ce n'est pas de sa faute : c'est celle de Noah. Haine qui ressort d'autant plus pour cet homme qui a brisé sa paisible existence.
07 + De longues années se sont égratignées maintenant. Pourtant, Mads n'en a jamais parlé à Noah. La seule personne qui sache réellement pour ce bébé qui continue d'exister dans l'immensité étoilée, c'est Liam. La seule personne a qui elle a su se confier, sans doute aidée grâce à la poudreuse qu'elle inspire dans son petit nez. Et cette nouvelle alliée trouvée, elle la doit à Liam encore une fois. Club privé, Viper Room, où elle vient se fournir pour mieux rêver. Officiellement, personne ne le sait, mais Mads a cet avantage de connaître le gérant par cœur, découvert et apprécié à force d'années qui les ont terrassés. Madeleine la couturière renommée pour son travail d'orfèvre, Madeleine qui vient s'abîmer dans ce club où elle se sent enfin entière. Madeleine qui tente toujours plus d'oublier toutes ces horreurs qu'elle a vécu, sans doute rien en comparaison de la vie d'autres inconnus mais qui sont parvenues à lui égratigner le cœur à jamais.
Madeleine, jolie biche ayant trop essayé jusqu'à s'en abîmer le main, jusqu'à s'en abîmer les espoirs, jusqu'à en perdre un morceau du myocarde. Madeleine qui s'est perdue à force d'aimer, à force de déceptions, à force d'essayer d'exister. Alors Madeleine n'essaie plus rien ; Madeleine vit sa vie sans s'en soucier. Peu importe que Noah la trompe, elle fait de même depuis des années. Liam son exutoire, Madeleine l'indépendance noire, Madeleine qui crache son venin pour attaquer plutôt que d'être brisée à nouveau, plutôt que d'être jetée. Madeleine qui joue avec la populace, joue avec le danger.