Elle a les larmes qui coulent sur ses joues, des sanglots qui secouent son corps. Au milieu de cet aéroport un peu trop froid, un sac à dos sur les épaules, elle tente de se tenir droite. Incapable de s’arrêter, elle se mord la lèvre pour tenter de se calmer. Sans succès. Elle a le cœur qui se déchire, mais elle hoche la tête. Acceptant les dernières recommandations de sa mère. Se résignant, aussi. Parce que la décision a été prise, son père a tranché. Elle, elle ne veut pas aller en Australie. Loin d’eux. Loin de Nev. Elle n’y arrivera pas. Elle le sait. Elle n’est pas faite pour vivre loin des siens. Elle n’est pas faite pour vivre dans un pays dont elle ne connaît rien. Et elle ne comprend pas pourquoi elle doit s’y rendre. L’ordre est tombé, juste comme ça. On lui a dit qu’elle était le point faible de la famille, on lui a dit qu’ils ne pourraient pas la protéger, là bas, aux Etats-Unis. Que là bas, elle serait en danger. Cela n’a aucun sens. Mais la parole de son père est sacrée. Il a toujours le dernier mot. Quoi qu’elle dise.  Quoi qu’elle fasse. Alors elle s’accroche à la main d’Andrea, le seul qui vienne avec elle. Elle s’y accroche, un peu trop fort. Pour se rassurer, pour se donner du courage, aussi. Sa mère, face à elle, continue ses recommandations. « Je veux que tu sois sage et que tu écoutes ton frère. Et je veux que tu te conduises bien chez les Callahan. » Elle hoche la tête, à nouveau. Ses mots, elle les a déjà oublié. Les Callahan, elle les connaît à peine. Des amis de sa famille, assez pour que son père décide de les envoyer chez eux. Pas assez, parce qu’il a la paranoïa des leaders. « On s’appellera tous les jours. Ça va passer vite. » Elle n’y croit pas. Six ans, c’est long. Six ans, c’est interminable. Ils ne seront pas là pour son entrée au lycée. Ils ne seront pas là à son bal de promo. Ni lorsqu’elle apprendra à conduire une voiture. Six ans, c’est le temps d’une vie, quand on en a douze. Pourtant, elle ne dit rien. Elle a appris à être sage. Elle a appris à obéir aux ordres. Elle a appris à ne pas discuter. Mais ses gestes, elle ne peut pas les retenir longtemps. Elle se jette au cou de sa mère, avant de filer dans les bras de Nevio. Elle s’y attarde, aussi longtemps qu’elle le peut. Il y a l’annonce dans les haut-parleurs, la voix d’Andrea dans son oreille. Il est temps de partir. Alors elle se résigne, l’enfant docile. Elle essuie ses joues avec ses mains avant d’agripper de nouveau celle de son ainé. Un signe de la main, un sourire qui ne veut pas rester sur ses lèvres, avant qu’ils n’aillent vers la salle d’embarquement. Un dernier regard en arrière, et là voilà qui disparaît dans un avion. Loin, très loin de ce business familial dont elle ne connaît rien.

La musique qui raisonne, les conversations qui s’élèvent, l’alcool sur les tables. Il y a les cris et les rires, il y a le bruit des verres qui s’entrechoquent et le ballet des serveuses qui ne s’arrête pas. Gemma, elle a les joues rouges et le rire qui vient facilement. Son cocktail presque terminé dans la main, elle secoue la tête, un air peu rassuré sur le visage. Face à elle, Nyla. Une tornade, un ouragan qui ne s’arrête jamais. Celle qui ne la quitte plus depuis qu’elles ont appris à se connaitre, là-bas, en Australie. Celle qui est si différente qu’elle, mais pas si éloignée. Nyla, elle a la moue qu’elle prend lorsqu’elle a une idée derrière la tête. Son sourire en coin, ses yeux qui pétillent et déjà, elle sait que c’est une mauvaise idée, Gemma. Elle sait qu’elle va le regretter. Alors elle dit non aussitôt, avant même de la laisser épuiser ses arguments. Elle dit non parce qu’elle veut monter sur ce bar pour danser, comme toutes les serveuses. Gemma, elle n’a jamais été à l’aise en publique. « Dis oui. Ça va être marrant, tu vas voir. Puis on danse mieux qu’elles. » Nyla, elle ne sait pas renoncer. Elle est trop énergique, trop sauvage pour ça. « Pas question. Je ne monte pas sur ce bar. » Et comme pour appuyer ses paroles, elle finit d’un trait son cocktail. Ce soir, elle s’est laissée entrainer dans ce bar. Elle ne le connaissait pas, mais lorsqu’il s’agit de s’amuser, elle fait confiance à son amie. La décoration lui fait penser à ces vieux films qu’elle déteste tant, et l’ambiance aussi. Des serveuses qui mettent le feu dans la salle, qui poussent à la consommation sous couvert de faire un show de danse. Loin des spectacles de striptease qui se trouvent partout en ville, loin de toutes les extravagances qui viennent avec Los Angeles. De nouveaux cocktails qui remplacent les verres vides, plus rien ne les arrête. Lorsqu’elle se dit qu’il est temps de rentrer, elle l’oublie la seconde suivante.  Parce qu’elle non plus, elle ne sait pas s’arrêter. La nuit est jeune et la petite fille a bien grandi. Elle a appris à contourner les règles données par sa famille, elle a appris à contourner leur surveillance, aussi. Alors lorsque elle voit l’heure sur son portable, elle choisit de l’ignorer. Tant pis pour les cours du lendemain matin, tant pis pour la gueule de bois qui fera mal. Tant que ça ne lui retombe pas dessus. Elle se perd dans l’instant présent, elle se perd dans le temps qui passe. Alors lorsque Nyla lui prend la main pour l’entrainer avec elle, elle ne réfléchit plus. Et la voilà debout sur ce bar, celle qui ne voulait pas attirer l’attention. La voilà en train de danser, celle qui se disait trop pudique. Demain, elle aura le temps de gérer les conséquences.