Cul sec.

Je repose le shot sur la table avant de m'essuyer les lèvres d'un revers de manche et de renifler discrètement. Mon regard se perd au fond du verre, tandis que mes souvenirs embrument mon jugement.

Personne n'achètera ton roman s'il se termine ainsi. Soupirant bruyamment, je laisse mes pensées vagabonder vers un monde de ma propre création – celui de Jacob Black, où la révolution fait fureur. Et si moi j'en faisais une, de révolution ? Je pourrais me rebeller contre Random House pour m'imposer en tant que seul et unique propriétaire de mon oeuvre. Puis, je l'écrirais comme je le souhaite, et j'en récolterais tous les bénéfices. Si seulement. Mes livres ont peut être marché mais je n'ai pas écrit Harry Potter. Inutile d'espérer. Je préfère plutôt noyer ma colère dans ma fidèle amie l'alcool. Elle m'a aidé à travers mon chômage, puis à travers mon divorce. Elle m'a également soutenu à chaque dispute intenable. Pour tous les coups durs, un alcool différent. Le gin pour la tristesse ; le whisky pour la fatigue ; le rhum pour l'agacement et la vodka pour la rage. Ce soir, c'est Vodka.

Je célèbre mon statut d'artiste incompris dans le réconfort d'une solitude méritée. Pas de Lysander, ce soir : il ne ferait que détourner mes maux pour s'y inclure à sa manière, et ce soir, ce n'est pas de cela dont j'ai envie. Soudainement, ma quiétude se voit bouleversée par l'apparition d'un corps dans le siège d'en face. Je l'entends s'asseoir avant de redresser mon regard, puis ... Cligne des yeux en constatant le minois de la personne en face de moi.

C'est un mirage ?

Mackenzie.

Un florilège de souvenirs, entassés comme dans un vide grenier. Des souvenirs d'enfance. Des peines d'adolescence. Le silence de l'absence. Je suis parti à New York ; elle est restée ici. J'ai épousé Deborah. Et depuis ?

Silence radio.

Sa stupeur semble cependant surpasser la mienne, à en juger par son discours.

– Ce n'est pas comme cela qu'on salue un vieil ami. Je lui déclare finalement, en esquissant un sourire discret. Mackenzie. Tu n'as pas changé. Je remarque finalement. Elle est aussi vibrante que la dernière fois que nos chemins se sont croisés.

Deux années nous ont toujours séparés. S'ajoutent à elle des années lumières, à présent.

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Je fronce des sourcils en constatant l'hostilité qui m'est adressée. Tu ne devrais pas être là. Surpris, je pivote sur moi-même, balayant la salle du regard avant de reporter mes iris éclatantes sur le visage de mon amie d'enfance.

– Et pourtant ... Me voici. C'est finalement avec le sourire que je lui réponds, toujours étonné de la retrouver ici. La dernière fois que nos chemins se sont croisés ... Était il y a tellement longtemps que je n'en ai plus la moindre idée. Des souvenirs, j'en ai ; d'elle en particulier, j'en ai à la pelle. De ses larmes, lorsqu'elle s'écorchait les genoux contre les marches du perron. De ses rires lorsqu'elle courait après mon vélo, de ses cheveux lisses qui, ondulés par la pluie, claquaient son front à chaque pas qu'elle faisait. Je me rappelle des jeux dans la cour de récréation, des livres qu'on s'échangeait pour ne jamais se les rendre, des sourires, des secrets, des moments de complicité.

Et puis ...

Quelque chose a changé.

J'ai creusé un chemin vers le destin que je voulais. Plus j'avançais, plus je me trouvais ... Et plus on se perdait, paradoxalement. Son chemin à elle ne suivait plus le mien. Nos sentiers se sont séparés, pour ne jamais se recroiser ...

Lorsque je suis revenu, j'ai longtemps hésité à reprendre contact. Mes échecs et ma honte ont rapidement eu raison de moi et je me suis retrouvé à reporter au lendemain ce qui aurait du être fait la veille. Jusqu'à ce que je ne la recontacte pas du tout. Et maintenant ... La voilà. En face de moi. Un moment que je me suis imaginé une centaine de fois, mais pour lequel je n'aurais jamais été suffisamment préparé : nos retrouvailles.

Autrefois, nous étions nos propres héros.

Face à la remarque de la brune, je souris à nouveau. Crois moi, j'en suis le premier surpris. Un silence s'installe alors, avant qu'elle ne me pose une nouvelle question. Quelques mois plus tôt, j'aurais été incapable d'y répondre sans être embarrassé. À présent, c'est plutôt ma fierté qui décide de se manifester vis-à-vis de mon oeuvre. Pour tout t'avouer, j'ai presque terminé ma prochaine oeuvre. Je souris de nouveau, avant de me décider à changer le sujet de la conversation. Mais arrêtons de parler de cela. Je préfère parler de choses plus intéressantes. Qu'est-ce que tu deviens, depuis le temps ? Si nous avions essayé de rester en contact par diverses méthodes, toutes ont fini par mener à l'échec. Aux dernières nouvelles, elle entrait dans l'Académie de police de Los Angeles ... C'était il y a vingt ans. Je n'ai jamais eu la possibilité d'en apprendre plus. Jusqu'à aujourd'hui.

Rester en contact semblait plutôt facile, au départ. J'écrivais, et tu me répondais. J'appelais ? Tu décrochais. Puis, les choses se sont corsées. La poste perdait mes lettres. Ton adresse e-mail a été piratée. Tu étais toujours occupée lorsque je t'appelais. Puis tu as changé de numéro. Et d'adresse e-mail. Et tout était terminé.

Elle me demande si j'approche réellement de la fin de mon prochain roman. Voilà qu'un sourire discret se dessine sur mon visage.

– Oui, c'est vrai. Ce garçon rêveur que j'étais jadis a depuis bien longtemps disparu, cédant place à un adolescent entêté en passe de devenir un adulte ambitieux. Enfant, je désirais voyager à travers l'univers ; découvrir tous les mystères de l'espace, aller vers l'inconnu et trouver de nouveaux mondes. Ma logique n'a jamais fait le poids face à mon imagination ; là où l'une se voyait limitée par les lois de la nature, l'autre prospérait sur l'absence de limites autres que celles de ma propre création. Petit à petit, ce voyage galactique que je recherchais a été assouvi par ma capacité à voyager à travers mes pensées – un voyage d'autant plus précieux, car il me permettait de traverser le temps, les espaces, les univers sans jamais me mettre en danger. Buzz Coleman, explorateur du monde des lettres, était né. Je m'étais promis d'aller là où jamais personne n'était allé, et pendant un temps, c'est ce que j'ai fait. Ma quête est loin d'être terminée, et voilà que je m'y remets.

Ce soir, j'essaie d'oublier tout ce que je suis, ou plutôt, tout ce que j'étais. Chose difficile à faire lorsque chacun de ses regards me raconte toute ma vie passée. Je revois les devoirs qu'elle lisait par dessus mon dos ; les fautes qu'elle me corrigeait, les phrases qui l'émerveillaient. Ces histoires me paraissent bien absurdes en comparaison avec celles que je raconte, à présent. À ses yeux, c'est du pareil au même. Pour tous les changements que j'ai subi, elle ne me verra jamais autrement. Comment lui en vouloir ? Je vois également toujours la gamine qui courait dans les rues dans les robes roses hideuses que sa mère lui avait achetées.

Au final, je lui ressors les mêmes platitudes qu'à tous les autres. Que deviens-tu ? Comment ça va ? Ça paraît d'autant plus absurde et artificiel lorsque toute la subtilité de notre relation est prise en compte. Il fut un temps où tu étais tout ce que je connaissais. Où personne d'autre ne me connaissait. Il fut un temps où tu étais ma destinée. N'étions nous donc pas des promesses silencieuses que nos parents se faisaient ? Les Svenson et les Michaels ne jubilaient-ils pas à l'idée de voir leurs deux familles unies par l'union sacrée de leurs enfants ? Longtemps, ils y ont cru. Lorsque eux ont arrêté d'y croire, ce fut à notre tour. Au final, ça n'a jamais existé.

– Tu as poursuivi tes rêves. Tu ne méritais rien de moins. C'est avec sincérité que je lui dis ces mots. Malheureusement, je suis bien conscient qu'ils ne le semblent pas, sincères. Je n'ai ... Pas l'habitude. Si sa vie n'a jamais été autre chose que Los Angeles, la mienne n'a pas été Los Angeles pendant bien trop longtemps. Deux décennies. Souvent, je me surprends à me considérer comme New Yorkais. Depuis combien de temps ? Une nouvelle platitude qui sonne de plus en plus faux. Mais que dire ? Que dire ? ... Que dire ? Ces retrouvailles inattendues n'étaient pas planifiées. Comment faire ? Que dire ?

Elle me demande finalement pourquoi je suis ici, enchaînant par une question à laquelle je ne manque pas de répondre.

– Je suis venu parce que je ne savais pas où aller. D'ailleurs, je devrais faire attention à l'heure, on m'attend à la maison. C'est plus simple de le dire ainsi. Il n'y a pas besoin d'explications, pas ce soir. Je prie simplement qu'elle ne cherche pas à me soutirer d'autres informations. Tu es marié ? Non non, je suis divorcé. Ah ? Mais alors tu es avec qui maintenant ? Un jeune homme de vingt cinq ans avec qui je ne partage rien si ce n'est l'arrogance. C'est drôle, n'est-ce pas ? est une conversation que je préfère éviter pour le moment. Je ne sais d'ailleurs toujours pas comment définir ce ... Cet espace que Lysander et moi avons construits. Ce n'est pas un couple, en soit. Enfin, on n'a jamais réellement cherché à le définir. Oui, on se comporte comme un couple mais ... Ce n'est pas la même chose. On se laisse le temps de comprendre ce que c'est. Enfin, moi je m'en laisse le temps ; peut être que lui le sait déjà.

– Et toi ? Je suis étonné que tu aies le temps d'être ici, à me parler. Un homme intelligent t'aurait déjà passé la bague au doigt. Un homme censé aurait déjà eu la bonne idée de te demander de finir sa vie à tes côtés. Pourquoi es-tu ici ? Ta valeur n'est plus à définir.

Je n'ai jamais eu de frères ni de soeurs. Tout ce que j'ai connu, en grandissant, c'était mes parents, le cousin Aaron, sa soeur, Leaven ... Et puis il y avait Mackenzie. Trois années nous séparaient mais cela n'avait jamais changé grand chose entre nous. Plus jeunes, je jouais au héros et elle, à la créature qu'il fallait protéger à tout pris. Si notre écart en âge est devenu de moins en moins conséquent, cette réalité ne s'est pas effacée avec les années pour autant, bien au contraire. Grandir aux côtés de quelqu'un, ça rapproche. S'éloigner d'eux ? C'est une toute autre histoire. Il y aura toujours les souvenirs et les remembrances. Il y aura également toujours tous ces moments partagés que j'avais su plus ou moins consciemment cacher entre les lignes de mes récits. Des anecdotes, des clins d'oeils, des références qu'elle seule saurait comprendre, si toutefois elle suivait ce que je faisais. Il y avait ce nom fictif, également. Buzz Coleman. Une amalgamation de cet astronaute que j'idolâtrais tant avec cette ville fantôme qui m'a toujours fasciné. Des vestiges de mon enfance dont elle seule connaissait l'existence.

– Je vois. Alors ? C'était tout ce que tu espérais ? Un sourire chaleureux se dessine sur mes lèvres. Elle semble ... Satisfaite ? Oui, je pense que c'est le bon mot. Satisfaite dans sa vie. Elle n'en méritait pas moins. Entre mes doigts, mon verre tourne machinalement, se claquant régulièrement contre la table. Je viens de m'en rendre compte. Je ne sais pas quoi dire. Mes yeux se perdent sur ce visage que je connais sans reconnaître, mon regard admire cette femme dont je connais tous les secrets sans rien savoir de son identité. J'ai presque l'impression d'être en face de Deborah ; cette sensation d'être à la fois chez soi, mais également un étranger. Elle me déclare alors ne pas avoir grand chose à faire lorsqu'elle ne travaille pas, ce qui lui vaut un nouveau sourire de ma part. C'est souvent le cas lorsque l'on entre dans la vie active. Le travail a la fâcheuse manie de contaminer tous les autres aspects de notre vie, qu'on le veuille ou non. Je m'en suis rendu compte bien trop tard, pour ma part. Mon divorce en sera un testament à tout jamais.

Mackenzie affirme avoir du temps à passer ici, ce soir avant de m'affirmer qu'elle ne compte pas me retenir si je devais rentrer. Je jette un rapide coup d'oeil à ma montre, hésitant vis-à-vis de la décision à prendre. Rentrer ou rester ? Retrouver le confort des bras de Lys ou profiter de la compagnie de ce pilier de mon passé ? Au fond de moi, la réponse, je la connais déjà. Pour une fois, il m'attendra jusqu'à l'aube. Tu sais quoi ? je lui demande alors, tout en faisant signe à un serveur de passer dans les parages. Je peux bien rester une petite heure ou deux. Un sourire complice se dessine sur mon visage, presque comme ceux d'autrefois. Lorsque le serveur arrive à notre table, c'est avec camaraderie que je lui commande : Un gin & tonic, et ... Mon regard se plonge alors dans le sien tandis que je lui demande, enjoué : Tu buvais pas du club soda, à l'époque ? Par cette plaisanterie, je l'invite en réalité à recommander autre chose, si elle le désire. Pourquoi le club soda ? Je fais référence aux années où je découvrais l'alcool tandis qu'elle n'y avait pas encore droit. Aux repas "familiaux" avec nos quatre parents, alors qu'on me proposait du vin, elle était toujours confinée à cette même boisson non-alcoolisée dont j'ai oublié le nom, mais il me semble qu'il s'agissait bel et bien du club soda. Je crois d'ailleurs être la première personne à l'avoir vue éméchée ; Elle avait tellement peur de la réaction de ses parents, à cette époque ...

Lorsqu'elle répond si elle désire une nouvelle boisson au serveur ou non, celui-ci nous abandonne afin de nous laisser poursuivre notre conversation. Un silence s'installe momentanément entre nous, avant qu'elle ne le meuble d'une question à laquelle j'aurais dû m'attendre, mais qui me prend par surprise, malgré moi. Je me souviens encore de cette conversation comme s'il s'agissait d'hier. On était dans un de nos endroits fétiches lorsque je lui ai annoncé. On n'était plus des gamins, à l'époque. Elle venait de toucher ses dix-neuf ou vingt ans ; moi, je faisais déjà vingt-deux. Je n'ai jamais pu oublier le regard qui habillait son visage, ce jour là. Malgré tous ses encouragements, ses yeux me racontaient bien une autre histoire que ses paroles. Parfois, je me dis que j'aurais peut être mieux fait de les écouter eux, plutôt que ses mots. Mieux vaut éviter d'y repenser ; c'est de l'histoire ancienne, après tout ...

– New York ? je lui réponds, surpris. C'était ... Je me reprends finalement, souriant de plus belle. Autant dire que sa présence a su apporter un peu de lumière dans ma soirée : voilà que les propos de mon éditeur ne sont plus qu'une arrière pensée que j'ai déjà oubliée. ... Je n'ai pas assez de mots pour la décrire. C'était ... C'était fou, tout simplement. Les meilleures années de ma vie. J'étais heureux, alors. J'avais rencontré Deborah, elle m'y a suivi, en quelques mois, nous avions décidé de nous marier. Rien ne pouvait nous séparer ni nous détruire, à l'époque. Bien des choses se sont passées depuis et, si je suis parvenu à retrouver un équilibre, je ne puis m'empêcher de me demander ce que les choses seraient devenues si certaines décisions s'étaient déroulées autrement.

– C'est dommage que tu ne sois jamais venue nous rendre visite. je remarque finalement. C'était une promesse qu'elle m'avait faite, à l'époque. Elle m'avait même dit qu'elle le ferait "dès que possible". Il faut croire que cela ne devait pas être possible. Je ne lui en veux pas, du moins, je ne crois pas que je lui en veuille.

– Beaucoup de choses ont changé, depuis. je remarque finalement, avant de détourner mon regard quelques instants. Elle ne sait pas, pour tout le reste. Peut être qu'elle a eu vent de certains passages mais ... Il y a tant de choses qui se sont passées, ces quatre dernières années que personne ne sait. Parfois, je me surprends moi-même tant je ne me reconnais plus.