10:00 am

Ce nom d’antan, qui m’apparaît à l’écran lorsque je lance une application oubliée depuis des années déjà. Ce nom d’antan, à la prononciation rêche mais à la saveur si douce, en souvenir d’un passé commun et pourtant si loin, et éloigné. Les deux à la fois. Lindgren. C’est ainsi que je l’appelais, délaissant son prénom pourtant élégant, presque noble. Mes doigts s’immobilisent sur mon clavier, quand mon regard lui s’éternise sur cette ligne de conversation, la dernière transmise. Elle est de moi, demande vaguement quelques nouvelles, et a sans doute été perdue, oubliée. Sans réponse, en tout cas. 2013. Je remonte l’horloge du temps et me souviens que l’on ne se parlait déjà presque plus, à l’époque. Cela avait suivi mon déménagement de New York à Los Angeles, puis mon voyage autour du monde. Peut-être avions-nous partagé tout ce que nous avions à partager, sans y trouver de suite possible. Peut-être qu’il s’était trouvé une meilleure copine virtuelle, aussi. Voire réelle. Une petite-amie qui aurait coupé court à tout ça, à cette connexion rare et si particulière. Peu importe. Tout ce qui compte, en cet instant, c’est la lumière verte que je vois à côté de son nom. Lumière verte signifiant qu’il est en ligne. Connecté, à l’autre bout du fil, ou plutôt de la ligne. Le cœur battant plus vite qu’à la normale, je m’apprête à bousculer un peu mon présent. Si certains auraient mis trois jours à se décider, c’est au bout d’une minute à peine que je me lance, tapotant alors sur les touches de mon clavier...

alicecollins › rdv au Salvatore restaurant à 8:00 pm si tu l’oses, Lindgren
alicecollins s’est déconnectée

Car je crois me souvenir qu’il est de Los Angeles, et que ça ne serait pas moi de ne pas le provoquer, même après toutes ces années. Même après son silence. Même après mon silence, aussi incroyable soit-il…

7:57 pm

Quelques heures plus tard, c’est habillée d’une manière ni trop chic ni trop casual que j’avance vers l’entrée du restaurant. Chose remarquable, je suis à l’heure. Si d’un côté c’est appréciable, de l’autre cela me met dans un sentiment d’inconfort inhabituel. Devoir attendre l’autre et non faire attendre les autres… Manquerait plus que ça devienne régulier et ça serait l’annonce de l’apocalypse, je vous le dis ! Plantée devant le menu qui est affiché à l’entrée, je jette un coup d’oeil aux différents plats proposés mais ne peux m’empêcher de penser celui qui doit me rejoindre. Qu’il soit à l’heure ou non, à vrai dire, m’importe peu. Si je pouvais être certaine qu’il va venir, ça allégerait cent fois plus ma conscience. Ai-je mentionné que je ne l'ai encore jamais rencontré en vrai... ? J-a-m-a-i-s.

Une main derrière la tête, j’observe le plafond de cette chambre qui m’est inconnue et ne prête aucune attention à la jeune femme qui dort encore à poings fermés à mes côtés. Elle n’est qu’une fille de passage, une parmi tant d’autres, une que je ne reverrais probablement jamais – sauf si elle revient me prendre quelques grammes de cocaïne. Je ne suis pas le genre de mec qui s’attache, qui fait des plans ou qui fait des promesses aux jeunes demoiselles : elles savent exactement à quoi s’en tenir en ma compagnie et elles l’acceptent, elles n’ont pas le choix. Je ne sais pas l’heure qu’il est, je suis légèrement crevé, je me sens vaseux, j’ai certainement du boire trop de whisky durant la nuit, mais quelle importance ? J’avais fait mon quota, même plus, je pouvais bien me permettre de prendre du bon temps.

Je réprime un bâillement et ne sort de mes pensées que lorsque j’entends une sonnerie qui provient de mon téléphone portable. Ce n’est pas l’arrivé d’un message. Ni un appel. C’est une sonnerie que je n’entends plus souvent, qui annonce un message sur cette application où je passais le plus clair de mon temps lorsque j’étais adolescent. Aujourd’hui, je m’en sers seulement pour échanger avec les gars, en messages codés, lorsqu’on parle du business, des rues où on traine. On essaie toujours de se mettre d’accord pour ne pas empiété sur le marché de l’autre. Mais cette fois-ci, lorsque j’attrape mon téléphone, je remarque rapidement qu’il ne s’agit pas de l’un de mes potes. Non. Le nom qui s’affiche est celui d’Alice Collins. Merde. Je ne m’y attendais pas. Et encore moins qu’elle me donne rendez-vous le soir même, avec toujours un petit air de défi. Un rire m’échappe parce que c’est vraiment digne de Collins. Et elle sait que je relève toujours les défis.

**

Après être sorti de l’appartement de la demoiselle qui n’a posé aucune question, je suis rentré chez moi et j’ai passé la journée à me demander si c’était vraiment une bonne idée que j’aille à ce rendez-vous. On ne s’est pas parlé depuis trois ans. Si ce n’est plus. Parce que j’ai fini en taule, parce qu’on a perdu le contact, parce que la vie s’est mise entre nous. Oh, puis merde. J’ai toujours eu envie de la voir en chair et en os. Je veux voir si elle est fidèle aux photos que je voyais d’elle.

J’arrive aux abords du restaurant. J’ai fais des efforts niveau fringues, mais sans en faire des caisses non plus (ça va, j’ai quand même troqué mon t-shirt contre une chemise). Il est 8 :00 pile lorsque je me pointe à l’entrée et que mes yeux fixent cette silhouette. Des cheveux bruns, un corps de rêve… J’en oublie presque mon rendez-vous, c’est dire ! Alors je m’approche encore en fixant la jeune femme, et c’est seulement lorsque je vois son profil que je réalise que c’est elle. « Alice Collins. » Glissé-je d’une voix amusée, pas du tout impressionné à l’idée que ce soit notre première rencontre. « Quelle agréable surprise de te rencontrer enfin. » Murmuré-je en conservant mon petit sourire en coin.