2000
Ton père passa à peine la porte d’entrée que tu étais déjà en train de courir vers lui en t’écriant
“Papaaaa !”. Tu étais toujours si heureuse de le voir. Il essayait de rentrer tôt du travail pour passer un peu plus de temps avec toi, mais la plupart du temps il était déjà l’heure de dormir.
Ce soir, il t’avait ramené un cadeau. Un nouveau livre d’histoires, car vous veniez de finir l’ancien. C’était votre petit rituel du soir : il s’asseyait au bord de ton lit et te racontait une histoire. Tu essayais souvent de lutter contre le sommeil pour ne pas perdre une miette de ces contes fantastiques, mais la voix rassurante de ton père te faisais très vite sombrer.
Tu pris le nouveaux livre entre tes mains et posa deux grands yeux fascinés dessus. Coloré et rempli d’illustrations, tout ce que tu adorais. Il regarda tendrement ta petite tête ronde aux cheveux d’un blond platine, tes yeux angéliques. Il ne sut te résister lorsque, d’une voix fluette, tu lui demanda de venir te lire ces nouvelles histoires au lit. Tu le vis déposer une bise sur la joue de ta mère, lâcher son attaché-case dans un coin et te suivre vers ta chambre, tandis que tu sautillais vers ton lit.
2001
Ce matin là, comme tous les matins ordinaires, ton père s’était vêtu de son costume gris foncé. Il avait noué sa cravate et déposé un peu de produit dans ses cheveux pour les maintenir en place. Il s’était penché un peu plus près du miroir pour observer les cheveux blancs qui apparaissent doucement au milieu de sa chevelure brune. Il s’était fait la réflexion qu’il commençait à vieillir, puis il avait relativisé quelque peu en se souvenant qu’il avait encore toute une vie à passer auprès de sa petite fille adorée.
Ce matin là était un mardi ordinaire et ton père avait attrapé une barre de céréales, ses clés et son cartable avant de fermer la porte métallique de votre loft et de filer en vitesse attraper un métro à Christopher Street.
Ta mère avait prévu de t’amener avec elle à SoHo, dans les galeries d’art. Elle voulait éveiller ta curiosité artistique, disait-elle. Alors tu étais allée te changer dans ta chambre, enfiler une petite robe car le ciel était bleu en ce mardi 11 septembre, l’été n’était pas tout à fait terminé.
Lorsque tu étais revenue dans le living room, tu avais vu l’agitation de ta mère.
“Il est arrivé quelque chose de terrible” t’avait-elle dit. Tu étais troublée par le regard de ta mère ce jour là. Une peur viscérale, d’abord. Puis peu à peu de la tristesse, une blessure profonde. Et puis de l’inquiétude. Comment dire à sa petite fille que son papa adoré ne rentrera plus jamais à la maison, ne lui lira plus jamais d’histoire, ne lui ramènerai plus aucun cadeau ?
2002
Ta mère était stressée, comme bien souvent. Vous veniez d'atterrir à Los Angeles International Airport et elle avait déjà vérifié 6 fois si tu n’avais rien oublié dans l’avion. En quelques mois, New York était passée de la plus belle ville du monde à un lieu de cauchemar pour ta mère. Tu t’étais bien rendue compte qu’elle ne sortait plus, qu’elle ne voyait plus ses amis, qu’elle n’allait plus au théâtre ni dans les boutiques de Manhattan. Tu savais bien que ta mère était malheureuse, toi aussi tu l’étais, mais tu ne réalisais pas encore à quel point il était invivable de revoir chaque jour tous ces endroits emplis de souvenirs d’amour, d’aventures, de soirées interminables avec l’homme de sa vie. Elle essayait de ne pas pleurer devant toi, mais parfois dans la nuit tu l’entendais. Tu étais venue la voir, une fois. Son visage avait rougi, il était couvert de larmes. Tu avais déposé ta petite tête blonde sur ses épaules et elle t’avait serrée dans ses bras en chuchotant
“Ton père nous aimait si fort, tu sais”. Tu avais fait un oui de la tête. C’était à ton tour de pleurer. Il te manquait tellement.
Ce déménagement était l’espoir auquel se raccrochait ta mère depuis plusieurs mois. Elle avait absolument tout vendu, des meubles aux petits objets de décoration, et même plusieurs de vos vêtements.
“On va avoir une maison en Californie, c’est pas le rêve ça ?”Ta mère essayait de se rassurer elle-même, tu le savais. Tu savais que son rêve s’en était allé il y a six mois, alors tu feignais l’enthousiasme en sautillant à l’idée de vivre dans cet État ensoleillé et d’aller dans une super école. Tu aurais tout donné pour être encore à New-York avec ton père.
2012
Le lycée n’était pas ce que l’on pourrait qualifier d’une partie de plaisir pour toi. Si tu t’étais habituée à la vie Californienne, tu souffrais d’une image de nerd qui te collait à la peau. Tu avais quelques copines mais tu savais très bien que si tu arrêtais de leur envoyer tes fiches de révision, elles disparaîtraient du jour au lendemain. Tu ne rentrais pas dans les cases de Northwood High School. Pas assez Californienne. Trop abîmée.
Il s’appelait Jim, et il était venu te voir un matin pour te proposer d’aller prendre un café après les cours. Il ne te plaisait pas plus que ça mais, surprise que l’on s’intéresse à ton existence, tu avais accepté. Jim était assez populaire, il jouait dans l’équipe de baseball, ce qui facilitait forcément les choses pour lui. Ce soir-là, tu l’as vu sous un autre angle. Drôle et charismatique, ton attirance est née et, bien que tu aimais à dire que le physique ne faisait pas tout, son sourire et son teint hâlé ne te laissaient pas indifférente.
Vous vous êtes revus plusieurs fois après les cours, vous vous êtes embrassés, d’abord comme des gamins, puis de plus intensément à mesure que la tension sexuelle montait. Ce qui devait arriver arriva. Ta mère travaillait assez tard le soir, il était venu chez toi et il t’a ôté ta virginité sur tes draps mauves.
Tu n’en parla jamais à ta mère, avec qui la relation était plus que tendue depuis que tu avais passé le stade de l’enfance. Tu lui en voulais pour ce déménagement, tu lui en voulais pour votre niveau de vie modeste, tu lui en voulais presque pour la mort de ton père. Vous vous parliez peu pour éviter de vous disputer.
La période des SAT approchait et tu étais résolue à intégrer l’UCLA, alors tu n’avais plus vraiment de temps à consacrer à Jim. Il venait chez toi de temps en temps, le soir, et vous renouveliez l’expérience de l’amour physique mais, en-dehors de cela, vous ne parliez plus vraiment. Il te trouvait un peu trop intelligente et sérieuse. Tu trouvais qu’il n’était pas assez inquiet pour son avenir et qu’il s’appuyait trop sur le sport pour assurer sa réussite. Votre relation était devenue quasi uniquement physique alors c’est sans grands états d’âme que vous vous étiez séparés à l’annonce de vos affectations dans deux Universités différentes.
2014
Elle est bien loin la petite fille modèle. C’est ce que tu te disais à toi-même tandis que tu te servais une 4ème (ou 5ème ?) vodka-red bull. Encore une autre soirée organisée dans la maison immense d’une étudiante dont la réussite serait de toutes façons assurée par l’entreprise de papa et maman. En cette 2ème année d’études, tu étais résolue à t’intégrer et à concilier vie sociale avec réussite scolaire. Célibataire, refusant de s’engager dans une relation qui finirait, de toutes façons, mal, tu commençais à accumuler les plans d’un soir ou d’un peu plus.
No strings attached, tu le précisais à chaque fois à ton amant. Tu étais jolie et tu n’avais aucun mal à séduire un étudiant légèrement ivre, ne rêvant que d’un corps féminin avec qui passer la nuit.
C’était comme ça que tu comblais ta solitude. Tu en avais revu certains, par la suite. Plusieurs ont dit ne pas avoir réussi à t’oublier. Tu ne comprenais pas vraiment ce que tu avais de spécial, peut-être le fantasme de la fille d’apparence coincée qui se révèle être une toute autre personne une fois dans un lit. Alors tu renouvelais l’expérience avec certains. Vous preniez toujours quelques verres avant pour faciliter les choses. Entre deux séances de révisions intensives, cela t’amusait bien. Et puis ce n’était pas comme si tu avais eu le moindre problème pour valider tes examens.
Samedi dernier
Cela faisait longtemps que tu n’étais pas allée à ce genre de soirées étudiantes. Ce qui t’amusait le plus, c’était qu’après toutes ces années, ton image de nerd te suivait encore et toujours, surtout depuis que tu avais intégré la majeure Computer Science. Et c’est bien connu, les nerds pratiquent l’abstinence !
Tu n’avais plus vraiment l’habitude de boire autant. Lorsque tu perdis le jeu du moment, on t’entraîna dans un cul sec qui te fit rapidement perdre le contrôle. Le temps devint alors élastique.
Sans que tu ne comprennes ni comment ni pourquoi, tu te retrouvas à embrasser un grand brun aux muscles saillants. Ce n’était pas vraiment ton genre et quelque chose te disait que tu n’étais pas vraiment le sien non plus. En l’espace de quelques minutes (plus ou moins), vous vous étiez retrouvés dans une chambre à l’étage, porte verrouillée. Complètement ivres, vous avez oublié de vous protéger. L’attirance physique était vraiment là, tu ne pouvais résister à ce corps finement sculpté, à ses caresses séductrices. Vous êtes resté dans ce lit peut-être des heures, des jours, tu ne savais plus. Tout ce que tu savais c’est que vous avez recommencé, plusieurs vous. Vous étiez infatigables.
Et puis ce fut tout. Pas d’échanges de numéros, pas d'envie de se revoir. Ce n'était définitivement pas ton genre.
Présent
Tu étais allée dans la chambre de ta meilleure amie, sur le campus, pour faire le test. Tu aurais eu trop peur que ta mère découvre quoi que ce soit. C’était positif. Tu tremblais. Ton amie te pris la main.
« Tu vas faire quoi ? » « Je ne sais pas » Une seconde de silence.
« C’est qui ce mec ? » « Mais putain je sais pas ! »Tu pris ta tête entre tes mains, enfonçant légèrement le bout de tes doigts dans ton cuir chevelu. Ton amie te serra dans ses bras, mais son étreinte ne te rassurait pas vraiment. La situation était merdique, complètement merdique.
« Alors comment tu sais ? » Un nouveau silence. Une larme qui coule.
« Tout correspond, ça ne peut être que lui. » « Merde… »
Récemment tu avais des doutes. Maintenant tu ne peux plus nier la chose. Tu es enceinte. Et tes calculs t'ont prouvé une chose. Le père, c'est lui, ce Kai. Ce fêtard. Comment lui dire ? Que faire ? Tu doutes de tout. De toi. De lui. Et de cet enfant qui grandit en toi.